EN RÉGATE À BORD DU CLASSE J HANUMAN AVEC KEN READ
Le bateau de Dieu (première partie)
Je n’avais jamais vu de Classe J autrement qu’en photo. Fantômes des années 30, noyés d’embruns, frayant dans d’autres mondes plus violents et plus beaux, des bateaux plus sublimes que ne le serait jamais aucun autre bateau. La voile majuscule était là, dans ces mythes foudroyants en sépia – mais existaient-ils vraiment ? N’était-ce pas une légende ? Je n’avais jamais vu de Classe J en vrai. Jusqu’à cette régate pendant la Menorca Maxi. Mon Dieu.
- Publié le : 04/07/2014 – 00:01
par Julie Bourgois
Trois étraves acérées, trois voiliers divins – Lionheart, Ranger et Hanuman. Lancés au près lors de la première Menorca Maxi, fin mai, les trois Classe J imposent leur force, leur élégance, leur majesté. Moi, à bord d’Hanuman, je suis aux anges. [Cliquez sur les photos pour les agrandir]Photo @ Jesús Renedo J’ai peur de tomber. Il paraît qu’ils ont déjà perdu deux types, tant il est dur de tenir à bord. Il n’y a pas de filière, l’homme qui monte n’a qu’à bien se tenir. Comme si ces bateaux disaient que leur beauté est insaisissable. On n’empoigne pas un Classe J comme on empoignerait une femme désirable. On s’unit à lui, on est «part of her» – ou on tombe. C’est une valse. Sais-tu valser avec le mouvement de la mer ?
La question est là, parce que ce bateau ne fait aucun obstacle entre l’homme et l’eau, il se glisse dans le fluide comme un poisson, comme un nageur longiligne. La forme parfaite. Aucun heurt, aucun relief, retenue ou excroissance, rien qui gêne ou tire ailleurs, pas de grand nez, de hanches trop larges, de gestes brusques, de coups de coude, pas de mauvais gestes. Pas de ruades ni de réticences. Pas de saccades. Comme Dieu créa la femme, le Classe J semble être sorti d’une côte de la mer.
Aucune chance que je tombe à l’eau. Même si la grand-voile mesure 500 mètres carrés.
Une Anglaise rousse à qui je confierais volontiers mes économies et l’éducation de mes enfants – voire mes lois, tant elle a l’air responsable, fiable, et professionnelle –, une Anglaise rousse, Louise, m’accompagne. Elle met sa main sur mon épaule quand elle me confie à Greg, le skipper. Comme elle confierait sa fille, mais à l’anglaise, entre gentlemen. «We will not break you», a répondu Greg. Je découvrais, à trente neuf ans et demi, le sens de l’expression «entre gens civilisés». C’est ce bateau qui fait cet effet.
Avant de me quitter Louise m’a chuchoté : «Lui, là-bas, c’est Ken Read», elle n’a pas voulu le déranger. On n’importune pas les gens de cette trempe. C’était un grand homme, qui bavardait sur le ponton. J’ai compris la musique, j’ai embarqué à pas de loup, mais sans me faire prier. De toute façon, il fallait que j’y aille. L’appel de la forêt. Evidemment rien ni personne ne m’appelait, mais moi j’appelais. Je ne parle pas de prestige, je parle d’instinct irrésistible.
Si j’avais porté un chapeau, je me serais découverte. Ici, même le bois est noble. La première fois qu’on y pose son pied nu, c’est émouvant, comme toucher la main d’une femme trop belle. On y pose son pied nu comme si on voulait le vouvoyer. Peut-être le respect de la beauté véritable. Le contact charnel sous mon pied rend réel l’émerveillement que l’on éprouve devant les bateaux simplement en les regardant. Je peux le dire sans honte ni pudeur : c’est le même contact physique trop grand quand on serre la main d’un homme dont on va tomber amoureuse. Le pouls qui s’accélère, l’envie de rester toujours, un état vaporeux, une obsession. C’est plus qu’un bateau, c’est un état physique et mental. Jamais je n’avais jamais ressenti ça sur un bateau. Merde : il fallait que ce soit le plus cher d’entre tous, celui qui coûte les yeux de la tête, la peau du crâne. Merde : je ne le reverrai certainement jamais.
Ce n’est pas parce qu’il est cher qu’il me plaît : les bateaux hors de prix peuvent être d’une laideur sans nom, me laissent de marbre, peuvent provoquer même la nausée, me laissent aussi froids qu’une Ferrari, me laissent aussi froid qu’un gros yacht à moteur pourri. Les bateaux chers me laissent froid. Mais les Classe J sont au-delà de l’argent. Ils ne se soucient pas de ça, ils parlent d’autre chose, ils parlent à une autre corde : ils parlent à l’âme. On dirait le bateau de Dieu. Il suscite le respect religieux, et, si on est pris, le bouleversement. Merde alors. C’est le bateau pur. Intouchable.
Une fois à bord, j’ai marché entre les gens, les bouts, les préparatifs, comme une somnambule. J’ai fait presque semblant de prendre des photos, juste pour aller. Je suis allée à la proue – c’est très loin. Quand on ne me regardait pas – et personne ne me regardait, puisque tous étaient des «elements of», des rois ouvriers –, je touchais, je touchais tout ce que je pouvais. Le bois, un bout, une voile, le vernis des choses… Comme Harvey Keitel effleure les touches de «la Leçon de Piano». J’aurais voulu qu’on me laisse seule. Mais, au fond, je l’étais déjà. Les hommes n’emportent à bord que leur talent, et leur noblesse. Ils laissent leur individualité à terre, leur ego, leur orgueil, pour devenir un membre du corps d’Hanuman. Alors, il n’y a plus de rapports humains, il n’y a que la relation au bateau, totale.
J’ai dû revenir dans le cockpit. Un type a fait volte-face : «Hello, I’m Kenny». Je crois qu’il m’a serré la main. «I hope you will be our good luck charm today». J’ai balbutié : «Don’t say that : it’s too much pressure», et, le rouge au front, je me suis enfuie dans la descente pour aller me brûler la cervelle de ne pas avoir eu assez de noblesse.
Je ne me suis pas brûlée la cervelle : en bas, c’était trop beau. Aussi beau que les salons du Titanic. En bas, c’est l’âme intérieure d’Hanuman : Endeavour II. Hanuman est la réincarnation de ce Classe J qui fut construit en 1937 pour enlever la Coupe de l’America à Ranger, sans y parvenir…
Construit en 2009 sur les plans d’Endeavour II, signé Charles E. Nicholson en 1937, Hanuman a vu ses emménagements en noyer français réalisés par l’architecte Pieter Beeldsnijder.Photo @ Julie Bourgois
Aujourd’hui, le fantôme porte le beau nom d’Hanuman. Comme un voyage dans le temps, un corridor plonge dans le passé du voilier. Par l’enfilade sans fin entre les portes des cabines et les miroirs anciens, jusqu’au bout, de part et d’autre, le salon et la salle à manger. Aux quatre coins derrière la vitrine de quatre vaisseliers, comme au siècle passé, des petits verres en cristal côtoient les assiettes à soupe peintes à la main. Une table à dîner pour six personnes fait face à un salon aux canapés veloutés, une bibliothèque d’ouvrages dorés parlant d’autres cultures, ou peut-être Balzac en pléiade…
Tout cet intérieur en noyer français poli à la main est un mirage de 1930. Et pourtant. Dans l’atmosphère surannée, la présence écarlate d’Hanuman, le dieu-singe, amène les temples de Ceylan et de Delhi. Sur les murs, des photographies de fonds marins sont juste belles, ordinaires comme exprès, pas de requin baleine ou de raies mantas, non, peut-être simplement le premier émerveillement d’un plongeur débutant… Et tout va ensemble. Tout le goût d’un homme est là. Tout m’a plu, le passé revenant, la légende hindoue, le classique fantôme.
Mais que signifie ce nom étrange et merveilleux ? Hanuman. Comme une incantation. Est-ce le nom d’un homme suprême, d’un guerrier imaginaire qui hante les nuits des femmes ? Est-ce celui d’un ancien dieu africain, bénéfique et inquiétant ? Hanuman a le visage et la queue d’un singe, mais le corps puissant d’un homme. Il est le Fils du Vent hindou, il vole dans les airs, il est le dieu singe, immortel, victorieux, symbole de force, de persévérance, et de dévouement, au point d’illustrer ce proverbe terrible : «Les singes pleurent sur les autres, jamais sur eux-mêmes»…
Le propriétaire aime les dieux indiens. Jim Clark avait donné ce brief au chantier et à l’architecte : «You know what to do». Aussi le voilier Hanuman vole-t-il – et Endeavour II est en lui immortel.
Le roi du palais, Ken Read, d’une voix calme convoque ses troupes dans le cockpit pour le briefing. En dix minutes, le plan d’eau, ses effets de terre, ses secrets, le parcours et la tactique sont exposés et compris de tous. La carte est repliée dans un silence de préparation au combat. Ken Read sonne la fin du briefing avec ces deux mots qui donnent à l’équipage tout son état d’esprit : «Beautiful day». Dispersion silencieuse. Les gars sont concentrés, ça souffle pas mal. Chacun sait et fait ce qu’il a à faire, sans parler. «What’s your name ?» me demande pourtant un équipier avant de partir. Pour une bonne raison. «In case I have to yell your name, I want to know».
Comme il n’y a pas de rapports humains, toute la concentration, le cœur et le corps sont dévoués au voilier. Ça non plus, je ne l’avais jamais connu. Naviguer sans paroles, sans mots, sans l’écran des hommes. Ils s’effacent. Sur Hanuman, j’ai perdu l’usage de la parole, et c’est mieux.
17 nœuds de vent au 85°. C’est merveilleux. Le bateau va comme une caresse dans l’eau, comme une musique de Mozart. Comme si j’avais trouvé celui qui savait combler le désir absolu de navigation. Après le coup de foudre au premier pas, toute la suite est sacrée : les petites perles d’eau sur les vernis et la coque noire, le scintillement de toutes choses, le velouté de ses mouvements, la façon qu’il a de connaître la mer… Sa fusion avec l’eau, inouïe, a le pouvoir de remonter jusque dans le corps des hommes. Comme les gestes du plus doux des amants. On marche comme lui, on bouge comme lui, même le rythme du cœur s’aligne sur le sien, comme dans les grandes profondeurs. Vous voyez certainement que ce que je veux dire. Assez de folie.
Il n’y a rien entre le pont et l’horizon. Les lignes du bateau, de l’eau et du ciel ne font qu’une. Il n’y a pas de balcon. Aucun balcon.
Aussi, pour l’homme qui marche, c’est pareil. Quand il marche sur le bateau, il marche dans le ciel, et il marche sur l’eau. Quand ils ne marchent pas, les hommes épousent physiquement les lignes du bateau : ils se couchent. Comme des dormeurs du Val, comme en sieste ou en prière, comme on retire son couvre-chef en pénétrant dans une église – on aurait dit une cérémonie.
Ce dieu est ici, c’est à n’en pas douter. Il n’y a qu’à regarder le visage des équipiers allongés sur le pont, souriant aux anges, comme des enfants heureux, ensorcelés d’Hanuman. Au début, je n’avais pas compris : ils se taisaient, et ils étaient tous allongés. Le départ allait être donné, mais qu’est-ce que c’était que ce calme ? A deux minutes du signal, ils sont tranquilles alors qu’on sonne le glas…
Je continuais à prendre mes photos, à tourner sur moi-même, debout, ou à cheval sur le rouf. Kenzie, la «maîtresse femme du bord», m’a tiré par le short et m’a fait signe de me coucher – elle chuchotait. Ça m’a énervée, mais je me suis allongée, et je me suis forcée à chuchoter : «Why ?»Mais c’était de trop. Je n’avais décidément rien compris. C’était inaudible, mais elle m’a dit comme on intime à un enfant, en trois mots, de ne pas faire de bruit.
Cette première fois où je me suis allongée, je me suis sentie emprisonnée. Ne pas bouger, ne pas parler. Et puis, j’ai écouté. J’ai entendu la voix de Ken Read et celle des cinq ou six hommes qui l’entourent au poste de barre. Leurs mots, rares, parviennent jusqu’à nous sans qu’ils aient besoin d’être haussés, comme dans les voûtes de ces abbayes, par ricochets sur le ciel. Ils parlent même plus bas qu’à terre, mais nous sommes dans le monde du silence. Ainsi qu’on appelle la mer. Je n’entendais plus qu’elle et le souffle du bateau, parlant la même langue. On n’entend jamais tout cela. Sauf pendant une minute de silence. Mais ce n’était pas une minute de silence, c’était une course sur Hanuman.
Et j’ai compris : pas de prise au vent, pas d’obstacle visuel, pas de pollution sonore. Retrouver la pureté. Ça semblait religieux, mais c’était régatier. Au fond, sur le bateau de Dieu, cela ne fait plus de différence. Nous avons pris paraît-il un départ merveilleux. Un bon départ, au bateau-comité – mais existait-il vraiment ? Couchée, je ne l’avais pas vu. Comme le coup de canon, que je n’ai pas entendu. J’étais dans les cieux. Couchée contre Hanuman, dans le silence des cathédrales. Tous les hommes avaient le visage recueilli, songeur. En plein duel…
(à suivre)
Le bateau de Dieu (deuxième partie)
Je n’avais jamais vu de Classe J autrement qu’en photo. Fantômes des années 30, noyés d’embruns, frayant dans d’autres mondes plus violents et plus beaux, des bateaux plus sublimes que ne le serait jamais aucun autre bateau. La voile majuscule était là, dans ces mythes foudroyants en sépia – mais existaient-ils vraiment ? N’était-ce pas une légende ? Je n’avais jamais vu de Classe J en vrai. Jusqu’alors. Mon Dieu.
- Publié le : 08/07/2014 – 00:01
par Julie Bourgois
Et j’ai soudain l’impression d’entrer dans une de ces photos en noir et blanc, ou en sépia, des années 30, quand les Classe J naviguaient pour toujours. D’entrer dans la légende. Ai-je besoin de dire que c’était l’un des plus poignants moments de ma vie ? [Cliquez sur les images pour les agrandir]Photo @ Jesús Renedo J’étais dans les cieux, donc. Couchée contre Hanuman, dans le silence des cathédrales. Tous les hommes avaient le visage recueilli, songeur. En plein duel…
Lionheart nous avait déjà devancés sur le bord de près, mais la Guerre de Cent Ans avec Ranger avait recommencé. En 1937, Endeavour II ne l’avait pas battu. En 2014, nous marquons sa réplique, lancée en 2004, comme si c’était hier : Ranger porte toujours le même nom… Il vire, on vire. Un murmure, trois mots de Ken Read dans un micro – mais ça ne semblait même pas un micro, c’était comme une voix nue. Les hommes se sont levés dans un bruissement d’ailes. Moi aussi, comme ailée. Le virement n’a pas brisé le silence, les hommes, même en manœuvres, l’entretiennent comme un cristal. Ils vont comme des ombres. A ce point fantômes et doués que le grand voilier a l’air d’avoir viré sans personne.
Nous nous sommes recouchés. Maintenant que j’avais compris, le monde m’est apparu tel qu’il est là-bas. Petit, mais immense. Ne pas bouger d’une geôle qui fait deux fois la taille de mon corps, avec un plafond imaginaire haut d’un demi-torse, sous le ciel immense. J’ai accepté ce plafond, je l’ai même aimé. Je ne me relevais plus : j’avais changé de point de vue.
Il y a les détails, la perfection infinie du vernis, sa tiédeur, le noir à la lisière, qu’on met sous sa tête, ou contre la peau de ses jambes, selon les courbes, il y a les formes que le corps apprivoise, ce n’est plus une geôle. Je ne me souviens plus de toutes les positions merveilleuses que j’ai prises naturellement, sur le ventre, sur le dos, les jambes pliées ou génialement ouvertes, comme on a seulement le droit de le faire en yoga, quand on a la souplesse du Dieu singe, entre le rouf moiré et le bord sans balcon.
Ce n’était plus une geôle, c’était une libération. Il y a les détails, et il y a l’immensité, encore plus belle parce qu’on la saisit comme une rareté, comme de la liberté depuis un tout petit point de vue. Dans le champ : l’horizon, et les concurrents au vent. Le visage de quelques équipiers, quand on s’accoude. Avec les humains, j’ai échangé en huit heures moins de huit mots. Ils ne m’ont pas manqué : j’étais avec Hanuman. J’ai vu leur nuque, ou leurs yeux, j’ai vu leur concentration, qui les tirait hors d’eux, il n’y avait plus un seul individu. C’était un cortège, une procession, les membres mouvants du Singe. Dans l’air, ce silence de Vatican, le grincement des écoutes, le glissement de l’eau. Avec les voix basses des conseillers, et seule la voix de Robby, le régleur des voiles d’avant, comme une litanie : «Ease the pressure». On passe la bouée sous la jupe de Lionheart, Ranger est derrière.
En 1937, Ranger et Endeavour II atteignaient la flottaison maximale autorisée par le réglement de la Coupe. Et Endeavour II avait le plus grand spinnaker du monde…
J’étais dans cet état d’émerveillement quand j’ai vu l’asymétrique de 825 mètres carrés au visage de singe avalé par la mer, comme un animal en train de se noyer, c’était affreux. Je me suis retournée vers Ken Read, les yeux pleins d’angoisse. Cherchant une réponse, un ordre, une issue… Il a crié : «We need you now, you big guys !» Mais, autour de lui, à l’arrière, le bateau était désert, il n’y avait plus personne – il n’y avait plus que moi. J’ai entendu cette voix, qui a fait le tour de mon sang et a frappé tout droit : le sens du devoir.
J’ai jeté mon carnet, mon appareil photo, et j’y suis allée. J’ai franchi la ligne infranchissable, la frontière du gros winch, qu’on m’avait bien dit de ne pas outrepasser parce qu’au-delà, «c’était dangereux», et j’ai attrapé la voile, comme si c’était le corps de quelqu’un. Avec toute mon âme. Je l’ai tirée hors de l’eau, tirée, tirée, tirée, jusqu’à n’y voir plus rien. C’était effrayant, et grisant, et j’ai eu l’impression de l’avoir sauvée toute seule. J’avais dû au moins en tirer trois bons mètres carrés. J’ai entendu quelqu’un me dire merci.
Est-ce que je n’ai pas rêvé ? Est-ce que j’ai vraiment manœuvré sur Hanuman avec Ken Read ? Est-ce qu’une seule minute dans ma vie j’ai fait partie de cet équipage, j’ai été un «big guy» semblable à ces hommes ? J’avais les larmes aux yeux. J’avais entendu mon sens du devoir – il avait le son de la voix de Ken Read.
«Hoist !» a claqué dans l’air comme un coup de fouet. Un autre spi était envoyé. Un équilibriste est parti dans les airs pour crocher l’écoute au bout du tangon, loin, très loin de nous, au-dessus de la mer.
Quand j’ai retrouvé mes esprits, nous étions à la côte. Hanuman frôlait les roches de Minorque, l’eau des hauts-fonds était turquoise. Il n’y avait plus un bruit, et nous pouvions toucher la terre du doigt. Irréel, ce Classe J imprégnant sa silhouette de dieu sur les rochers, cela ne se peut pas, cela ne peut pas arriver. Le phare noir et blanc de Cap en Font semblait comme un fusil sur la tempe de Ken Read. A une longueur d’homme des rochers, je l’ai entendu dire simplement : «Waste of time». C’était inimaginable. Je l’ai regardé comme on attend un miracle de son capitaine, et dans le silence immense, il a dit tout doucement : «Everybody is okay for a jybe ?» J’ai vu les hommes répondre un à un d’un signe de la tête, ou d’un pouce levé. Pas un seul n’a parlé. Comme s’il fallait encore d’avantage plonger dans le silence. Et nous avons empanné. Hanuman, le dieu de légende, était sauvé. Ai-je besoin de dire que c’était l’un des plus poignants moments de ma vie ?
Et tout a repris comme si rien ne s’était passé. Le silence, la course. Pas un silence de mort, non, un noble silence. «Six minutes to the mark». «Magic Carpet is on the other jybe, but I don’t see any big change», a dit le gars dédié à l’observation du plan d’eau. Le Wally dont il parle est à des milles d’ici mais, dans la classe suprême d’un J, le niveau de renseignements rivalise avec celui de la CIA. Les hommes lisent plus loin et plus fort, et leur vision est extraordinaire.
Ranger, comme lié à nous par le passé, a déchiré son spi lui aussi, exactement au même moment que nous, «sur la même vague», dira le communiqué. On passe la bouée sous le vent 42 secondes avant lui. Mes membres n’ont plus de sens de rotation, ou de servile rigidité, je suis dans les positions d’Hanuman, avec pour prière la litanie de Robby – «pressure, puff, left coming, mess over there, more puff one length». Ses cheveux blancs, son profil de James Coburn. Les gars d’ici ne sont pas des blancs-becs.
«Quick tack !» Sauf que le point d’exclamation n’existe pas sur ce bateau-là, c’est «quick tack». Point. Le duel porte un couteau entre ses dents. «Really good pressure coming in 20 secondes», à l’arrière. «Really good pressure in three lengths», enchaîne James Coburn devant moi.
Sans m’en rendre compte, je fais attention quand je respire. Le bord est devenu tout ce que nous avons de vital. Je me retourne souvent, effrayée de ne plus contrôler Ranger. Il est loin maintenant, et tout est calme sur le long bord. «We didn’t break anything for a couple of hours, maybe we should go on number 2 ?» plaisante Kenny. «Stop it ! It’s not over yet», sourit Robby entre ses dents, comme Coburn en embuscade depuis des heures face à une bande d’Apaches.
Est-ce que c’est tous les jours comme ça sur un Classe J ? Est-ce que ce n’était pas terriblement fantastique ? dis-je à mi-voix, émue. Rapidement un garçon me dit que oui, c’était formidable. Je ne suis pas folle alors.
A 17 heures, vent au 56, 14,2 nœuds sous A4, SOG 10,87. Nous sommes deuxièmes. «Enough action for you ?» me demande poliment un des tacticiens à l’heure du retour. Pour moi, c’était extraordinaire. Pour Greg, le skipper, c’est «better». Je réalise que notre arrivée ressemble à celle du Vendée Globe, les gens amassés sur les rives, les cris sur notre passage, les dizaines de petits bateaux qui nous suivent, faisant la mer toute blanche. Mais ça ne me fait rien. Je suis quelque part dans l’au-delà. «Better», donc… Mieux qu’hier. Endeavour II a perdu contre Ranger en 1937. Aujourd’hui, Hanuman lui a donné sa revanche. C’était un moment de la guerre de Cent Ans.
Kenny regarde devant, pas derrière, regarde celui qui a passé la ligne 2 minutes 20 secondes devant nous. «L’an dernier, on n’a jamais perdu contre Lionheart, et cette année, on ne l’a pas encore battu. Il a fait beaucoup de progrès. Il va falloir qu’on se bouge pour les rattraper». Un silence. «What do you think of the bow crew ?», me demande-t-il comme un clin d’œil à la récupération du spi, tout à l’heure. Pouvais-je espérer plus haute gratification ? Je rougis, mais la splendeur m’empêche de me brûler la cervelle.
(La splendeur, ou peut-être Hanuman : «Quand il était enfant, il confondit le soleil avec un fruit et tenta de le manger, ce qui provoqua des perturbations dans les mouvements des neuf corps astrologiques, raconte la légende. Mais ce chaos donna aussi à Hanuman le pouvoir de surpasser l’influence funeste de tous les corps célestes».)
Hanuman en quelques mots
> Longueur hors-tout : 42,10 mètres. Flottaison : 27,68 mètres. Largeur : 6,60 mètres. Tirant d’eau : 4,72 mètres. Déplacement : 183 tonnes. Architectes : Dykstra Naval Architects.> Hanuman (J K6) est la reconstitution d’Endeavour II, Classe J dessiné et construit en 1937 par Charles E. Nicholson pour le Britannique Sir Thomas Sopwith. Lancé en vue de conquérir la Coupe de l’America, Endeavour II fut battu par Ranger – que l’on surnommera du coup le «Super J».Le cabinet Dykstra a supervisé la construction de la coque d’Hanuman chez Royal Huisman, la dotant d’espars et d’un gréement en carbone, avec l’idée de pouvoir démontrer tout le potentiel de la conception originale de Nicholson.Sous le pont, l’architecte d’intérieur Pieter Beeldsnijder a choisi des matériaux traditionnels – notamment du noyer venu de France – tout en conservant l’esprit du design de l’époque.
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