L’homme, plus bête qu’hier, moins que demain ?

Evolution. L’hypothèse d’un déclin des facultés intellectuelles, avancée par un chercheur américain, fait débat.

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO |  15.11.2012 à 14h15 • Mis à jour le 21.11.2012 à 08h55 | Par  Sandrine Cabut

L’humanité marche-t-elle, lentement mais sûrement, vers l’abêtissement ? Cette thèse iconoclaste, défendue par Gerald Crabtree, professeur de biologie du développement à l’université de Stanford (Californie), suscite des réactions contrastées dans le milieu scientifique. Dans un article en deux parties, intitulé « Notre intellect fragile », publié le 12 novembre dans la revue Trends in Genetics, le chercheur suggère que les performances de notre cerveau ont atteint leur apogée il y a quelques millénaires et sont désormais sur le déclin.

« Je parie que si un citoyen moyen de l’’Athènes de 1000 avant JC apparaissait soudainement parmi nous, il ou elle serait parmi les plus brillants et les plus intelligents, avec une bonne mémoire, un large éventail d’idées et une vision claire sur les questions importantes », écrit le chercheur dans son introduction. De plus, je serais tenté de penser qu’il ou elle serait parmi les plus stables émotionnellement de nos amis et collègues. » Il ajoute: « Je ferais le même pari pour les anciens habitants d’Afrique, d’Asie, d’Inde ou des Amérique d’il y a 2000 à 6000 ans », expliquant qu’il fonde son raisonnement sur les dernières données de génétique, anthoropologie et neurobiologie qui prédisent que nos capacités intellectuelles et émotionnelles sont « étonnamment fragiles ».

A l’appui de sa théorie, M. Crabtree met en exergue le nombre important de gènes (de 2000 à 5000) impliqués dans les facultés intellectuelles, et leur fragilité. En tenant compte de la fréquence des mutations délétères dans le génome, il calcule qu’en « trois mille ans (120 générations), nous avons tous subi au moins deux mutations délétères pour notre stabilité intellectuelle ou émotionnelle « . Mais alors, comment l’homme a-t-il acquis ses capacités cognitives uniques, et quand ce déclin a-t-il commencé ? Pour lui, « le développement de nos capacités intellectuelles et l’optimisation des milliers de gènes impliqués dans l’intelligence ont probablement eu lieu au sein de divers groupes, avant la sortie d’Afrique de nos ancêtres ». A cette période, poursuit-il, l’intelligence était un facteur critique pour la survie, ce qui a entraîné une intense pression de sélection. La donne a commencé à changer quand la population s’est densifiée, lors de l’invention de l’agriculture. La sélection s’est alors focalisée, selon M. Crabtree, sur la résistance aux maladies engendrées par l’urbanisation, et plus sur l’intelligence.

« C’est un article bien fait, et j’adhère complètement à ses conclusions, réagit le docteur Laurent Alexandre, président de DNAVision et contributeur du supplément « Science & techno ». Je suis même encore plus inquiet, car il ne prend en compte que les gènes, alors que les portions non codantes de l’ADN ont aussi un rôle majeur dans le câblage neuronal et donc les fonctions cognitives. » Dans son ouvrage La Mort de la mort (JC Lattès, 2011), le médecin consacre un chapitre au cerveau, « première victime de la dégradation de notre génome », où il invite à réfléchir au recours à des techniques d’ingénierie génétique pour pallier la future « détérioration » de l’espèce.

« SPÉCULATIONS FANTAISISTES »

Pour Lionel Naccache, neurologue et chercheur à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière, le déclin cérébral humain reste de l’ordre de l’hypothèse. Il insiste sur le rôle de facteurs non génétiques (culture, éducation…) qui stimulent nos performances et nos capacités intellectuelles. « Ces facteurs épigénétiques ont un poids non seulement considérable mais pas homogène au cours du temps, probablement beaucoup plus fort aujourd’hui qu’il y a 100 000 ans », estime-t-il.

Les spécialistes de l’évolution insistent aussi sur le rôle primordial des interactions sociales, négligé par l’Américain. Pour Evelyne Heyer et Frédéric Austerlitz, du laboratoire éco-anthropologie et ethnobiologie (MNHN, CNRS, Paris-VII), cet article, pourtant publié dans une revue de haut niveau, est truffé d’erreurs, et son auteur n’est pas spécialiste en matière d’évolution. Michel Raymond, chercheur CNRS en biologie évolutive à l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier, est sur la même ligne, dénonçant des « spéculations fantaisistes ». « Ce n’est pas parce que de nombreux gènes interviennent dans les fonctions cérébrales que le système est fragile. Il existe entre eux de nombreuses redondances et interactions, qui permettent au cerveau de résister aux effets de mutations », relèvent Evelyne Heyer et Frédéric Austerlitz. En outre, selon eux, il n’y a aucune preuve sérieuse d’une baisse de la pression de sélection sur ces gènes au cours de l’évolution.

Sandrine Cabut