11 juillet 2013, par Pierre Barthélémy

La tête d’un ver décapité repousse… avec sa mémoire

Visant à fabriquer de nouveaux organes pour remplacer ceux qui se révèlent défectueux, la médecine régénératrice est un domaine en pleine expansion. Un domaine qui pose aussi des questions inattendues lorsqu’il touche au cerveau : pour les personnes souffrant d’une maladie neurodégénérative comme la maladie d’Alzheimer, qu’arrivera-t-il aux souvenirs stockés depuis l’enfance lorsqu’on repeuplera le cerveau avec des neurones tout neufs issus de cellules souches ? Les informations seront-elles perdues comme des archives brûlées ou bien parviendront-elles à être conservées grâce à une sorte de mémoire dynamique en constant remodelage ?

La réponse à ces questions fascinantes pourrait bien venir de… vers. Plus précisément des planaires, des vers plats d’eau douce qu’affectionnent les biologistes pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que ces organismes, malgré leur aspect rudimentaire, ont avec nous plus de points communs qu’on pourrait l’imaginer : les planaires sont dotées d’un cerveau centralisé, avec une transmission synaptique et une gamme de neurotransmetteurs que l’on retrouve chez les vertébrés. Ensuite, elles peuvent percevoir assez finement leur environnement. Certes leurs yeux sont assez peu perfectionnés mais ces animaux sont également sensibles aux variations chimiques, aux vibrations, aux champs électrique et magnétique. Enfin – et c’est le point que les scientifiques préfèrent chez les planaires –, ces invertébrés sont capables, grâce à de formidables cellules souches, les néoblastes, de se régénérer entièrement, y compris à partir d’une toute petite portion de leur corps. Ainsi, quand leur tête a été amputée, elle repousse en quelques jours.

On commence à voir où les chercheurs veulent en venir car qui dit tête, dit cerveau et mémoire. Dans une étude publiée le 2 juillet par le Journal of Experimental Biology(JEB), une équipe de l’université Tufts (Massachusetts) a voulu tester de manière radicale la  dynamique du souvenir : une fois que sa tête a repoussé, la planaire décapitée se rappelle-t-elle quelque chose de sa vie d’avant ? La question peut sembler insolite mais elle a déjà été posée il y a plus d’un demi-siècle, en 1959, par un chercheur nommé James McConnell, qui y avait répondu par l’affirmative. Sa découverte avait, on s’en doute, suscité beaucoup d’effervescence dans le monde de la biologie et, au cours des années 1960, de nombreuses équipes avaient travaillé sur le sujet, sans toujours parvenir à reproduire le résultat de McConnell. Faute d’un protocole suffisamment robuste, cette voie de recherche avait par la suite été abandonnée. Toute la difficulté tient dans le fait que l’on doit prouver que la planairese souvient de ce qu’elle savait avant qu’on lui coupe la tête. La meilleure manière de s’en assurer consisterait à lui apprendre quelque chose. Mais autant il est aisé d’enseigner à des humains, autant cela devient compliqué avec un ver…

C’est ce tour de force qui est décrit dans l’article du JEB. Ses auteurs ont mis au point des plateformes expérimentales pour entraîner les planaires et tester leur mémoire. Pendant que des groupes témoins vivaient leur vie dans de classiques boîtes de Petri, rondes et entièrement en plastique, plusieurs dizaines d’individus étaient placés dans de petites « arènes » dodécagonales, au sol rugueux et aux parois mélangeant le plastique et le métal. L’idée consistait à leur faire reconnaître cet environnement particulier et à leur apprendre à y trouver de la nourriture, sous forme de minuscules morceaux de foie de bœuf (les planaires sont carnivores). Alors que ces vers préfèrent d’ordinaire rester sur les parois des récipients et évitent la lumière, ils devaient apprendre à vaincre ces réticences pour manger car la nourriture était placée au milieu de la boîte et éclairée de manière assez vive par une diode électroluminescente. Avec un tel protocole, les chercheurs s’assuraient que le comportement de ces animaux résultait bien d’une décision prise par le cerveau et qu’il ne s’agissait pas d’un quelconque réflexe. Au bout d’une dizaine de jours d’entraînement, les planaires habituées aux « arènes » trouvaient beaucoup plus vite leur pitance que celles qui ne connaissaient pas cet environnement.

Ensuite les chercheurs ont laissé leurs bestioles tranquilles pendant deux semaines, puis les ont testées de nouveau, avec succès. Pourquoi deux semaines ? Parce que c’est le temps qu’il faut à la tête d’une planaire pour repousser. Si l’on veut tester sa mémoire après une décapitation, il faut en effet déjà être certain que l’animal est capable de garder un souvenir ! Comme c’était le cas, on est entré dans le vif du sujet. Les têtes ont été coupées de manière à ce que plus un milligramme de cerveau ne subsiste. Une fois que la repousse a été complète, les vers sont retournés dans l' »arène ». Lors de la première séance, les résultats ont été « décevants » dans le sens où les planaires qui y avaient auparavant séjourné réussissaient le test à peine mieux que celles qui n’avaient jamais fréquenté cet environnement. Mais dès le test suivant, le niveau de leurs performances est remonté à celui qu’il était avant la décapitation. Une fois rafraîchie, la mémoire leur était revenue !

Le résultat est extraordinaire en ce sens qu’il défie le sens commun. Comment les souvenirs ont-ils pu être sauvegardés lors de la décapitation ? Ainsi que le résumeMichael Levin, un des auteurs de cette étude, « nous n’avons pas la réponse à cette question. Ce dont nous apportons la preuve, c’est que, de manière remarquable, la mémoire semble être conservée en dehors du cerveau. » L’article évoque l’idée que le savoir né de l’entraînement a réussi à « s’imprimer » dans les néoblastes, ces cellules souches à partir desquelles l’animal va recréer la partie amputée… et notamment les neurones du cerveau. Un peu comme si le cerveau tout neuf démarrait à partir d’un disque de sauvegarde.

Comme bien souvent en science, la découverte apporte plus de questions que de réponses et elle est encourageante dans la perspective de la régénération des neurones à partir de cellules souches. Ceci dit, je ne peux m’empêcher de trouver que ce résultat résonne de manière étrange avec un autre de mes récents billets,celui où je parlais de ce médecin italien prêt à greffer des têtes humaines sur le corps d’un donneur. A la lumière de ce qui précède, qui dit que ce corps ne conservera pas la mémoire de qui il était autrefois et que ses souvenirs n’entreront pas en conflit avec ceux de la tête ?

Pierre Barthélémy (suivez-moi ici sur Twitter ou bien là sur Facebook)