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Des scientifiques vraiment très bêtes

Chèvre, loutre, renard : se mettre dans la peau d’un animal permettrait de voir le monde d’une « autre perspective ». Bilan : douloureux, difficile et un brin embarrassant.

LE MONDE |  04.10.2016 à 17h46 |Par  Violaine Morin

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Quelques jours avant les Nobels de médecine, physique et chimie, les découvertes scientifiques les plus absurdes sont célébrées par les Ig Nobels. Les vainqueurs de la catégorie « biologie » en 2016 sont deux Britanniques qui ont sensiblement la même démarche improbable : se mettre dans la peau d’animaux.

Manger de l’herbe et se déplacer à quatre pattes comme une chèvre, dormir sur des tas de brindilles et nager dans une rivière glacée comme une loutre… Pourquoi s’infliger une chose pareille ? Au nom de la science ?

L’expérimentation n’est pourtant pas aussi absurde qu’elle en a l’air. Charles Foster s’est successivement mis dans la peau d’une loutre, d’un renard, d’un blaireau, d’un cerf et d’un oiseau. Vivre comme un animal était pour lui un moyen de retrouver l’usage de ses cinq sens, car, selon lui, l’être humain utilise principalement la vue et manque « 80 % de l’information disponible dans le monde ».

L’homme éloigné de ses sens

La thèse de Charles Foster, qu’il défend dans son livre Being a beast (« Être un animal »), est que cette déconnexion entre l’humain et son environnement sensoriel est la cause de tous nos maux. Il s’en explique dans un article paru sur The Conversation et repris par Slate :

« Je soupçonne que cela peut expliquer en grande partie nos incertitudes sur ce que nous sommes, nos crises personnelles, et la façon complètement pathologique dont nous traitons la nature. Si nous ne percevons que 20 % de quelque chose, il y a peu de chances que nous soyons capables d’entretenir un rapport avec. »

Conséquence de la bipédie, le centre sensoriel du corps humain, le cerveau, est « loin » du sol : « Nous avons soudain perdu la perspective que nous partagions avec nos prédécesseurs. » La vision lointaine permise à l’homme qui se tient sur ses deux pieds est à la fois la meilleure et la pire chose qui soit arrivée à l’humanité :

« La majorité des hommes se sentent une sorte de supériorité coloniale, regardant de haut – au propre comme au figuré – la terre d’où ils viennent. »

Le développement cognitif de l’homme a contribué à progressivement « éloigner » l’homme de ses sens, y compris de la vue sur laquelle il s’appuie tant :

« Quand j’essaie de décrire un arbre, je ne décris pas l’arbre mais mes pensées à son sujet. […] La plupart de mes pensées sur la forêt sont des pensées sur mes propres pensées. Je vis dans un monde douloureusement auto référencé. »

D’où l’idée de « ramper dans les bois, nager dans les rivières et sentir les courants d’air à la cime des arbres » pour que « le nez, les yeux, la langue et les paumes des mains aient leur mot à dire dans la reconstruction du monde opérée par [son] cerveau ». 

De son propre aveu, Charles Foster n’a pas très bien réussi à se comporter comme un animal. Parce que nous ne sommes pas conçus pour nous déplacer comme le font les loutres ou les chèvres. Et parce que ça peut être mal compris. Se retrouver nez à nez avec un joggeur du dimanche alors qu’on est en train de flairer une souche d’arbre peut se révéler embarrassant.

« L’une des chèvres est devenue mon amie »

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L’autre lauréat, Thomas Thwaites, a échangé sa vie d’homme pour celle d’une chèvre, mettant tout en œuvre non pas pour « ressembler » à une chèvre, mais pour vivre une expérience qui s’en rapproche le plus possible. Il y a un an, il décrivait sa vie presque idyllique sur des prothèses de pattes à Big Browser :

« Cette situation permet de se débarrasser du stress et de la frustration de la vie quotidienne, de ne plus avoir à se préoccuper de l’argent, de la famille ou de n’importe quoi d’autre. »

Derrière cette expérience, il y avait donc également l’intuition que le mal-être contemporain naît de notre distance avec la nature. Mais en pratique, être une chèvre, c’est dur. Des images diffusées par la BBC le montrent en train de tester plusieurs dispositifs censés reproduire l’expérience caprine de l’existence. Aucun n’a l’air particulièrement confortable.

« Le rêve, c’était de pouvoir galoper et d’être libre […]. En réalité, nous avons évolué pour nous tenir en position debout […] et les chèvres ont évolué pour être des quadrupèdes agiles dans la montagne. »

Autre problème : se faire accepter dans un troupeau, pas forcément ravi de voir arriver un individu juché sur des prothèses. « L’une des chèvres est devenue mon amie », jure pourtant Thomas Thwaites, qui a lui aussi raconté son expérience dans un livre.

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Violaine Morin 

Journaliste au Monde

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