Entre la pin-up et l’alpiniste, un coup de foudre à l’italienne

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M LE MAGAZINE DU MONDE | 18.08.2017 À 14H38 • MIS À JOUR LE 20.08.2017 À 18H11

En 1981, l’actrice Rossana Podestà déclare qu’elle suivrait Walter Bonatti jusqu’au bout du monde. Il s’en émeut et lui donne rendez-vous à Rome.

Par Pascale Nivelle

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Rome, 1981. Derrière les lunettes noires, incognita, c’est Rossana Podestà. La Podestà, comme on l’appelle à Cinecittà. Voilà presque deux heures qu’elle arpente l’immense escalier de Santa Maria in Aracoeli en plein soleil, sous le regard lourd des hommes. L’actrice se dit qu’elle devrait s’enfuir, tant cette histoire avec un inconnu devient insensée.

La veille au téléphone, il lui a donné rendez-vous devant la plus célèbre église de Rome, en haut du Capitole, pour être bien certain de la retrouver. « Je ne connais pas la ville », a-t-il expliqué, embarrassé. Quelque chose la retient. Encore dix minutes et elle lâche l’affaire.

Tout a commencé il y a quelques semaines, quand un journaliste lui a demandé : « Avec qui partiriez-vous sur une île déserte ? » Les questions coquines, Rossana y est habituée. A 47 ans, elle aimerait qu’on l’interroge sur sa passion pour l’art étrusque et les jardins de pivoines.

Mais sa réputation de sex-symbol est plus forte. Il y a trois ans, elle a encore fait la « une » de Playboy dans une toge transparente, comme celle qu’elle portait dans Hélène de Troie (1956), son premier grand rôle dans les années 1950. Elle a pris la pose, suggestive. Pour conjurer son angoisse d’actrice aux portes de la cinquantaine, la tristesse de son récent divorce, les aventures décevantes. Les hommes, c’est la Podestà qui les fait rêver. Pas la Rossana prête à jeter aux orties son passé en Technicolor.

Spartiates et mini-tunique

En 1951, elle avait à peine 17 ans quand le réalisateur franco-russe Léonide Moguy est tombé en arrêt devant elle à Gênes, la ville de sa famille. En quelques mois, Carla Dora Podestà, fille de la classe moyenne, devient une star. « La plus belle femme du monde avec Sophia Loren », s’extasie un journaliste de Cine Cinema après son apparition dans Demain est un autre jour (Domani è un altro giorno),mélo dans la veine néoréaliste de l’époque.

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En 1956, Rossana Podestà dans le rôle d’Hélène de Troie. RUE DES ARCHIVES/BCA

En 1953, elle épouse un acteur-réalisateur-producteur de dix ans son aîné, Marco Vicario, devient mère d’un premier garçon, vit entre Hollywood et Cinecittà et tourne sept films dans l’année. En Italie, la mode est aux péplums, sommets de kitsch et d’érotisme.

La plastique irréprochable de Rossana se prête à ravir aux mini-tuniques et aux spartiates qui remontent haut sur la jambe. Elle est Nausicaa dans Ulysse, avec Kirk Douglas et Silvana Mangano. Puis Hélène de Troie, dans le film du même nom de Robert Wise et Sergio Leone.

Ses rôles sont de plus en plus suggestifs, les dialogues de moins en moins compliqués. Des paparrazzi enragés la poursuivent, de Rome à Los Angeles. Coachée par son mari, sans aucun plan de carrière, elle enchaîne les tournages, Sodome et Gomorrhe, La Vierge de Nuremberg, Sept hommes en or.

Pas de Nouvelle Vague pour Rossana

Trente ans après, le seul film (sur une cinquantaine) qu’elle peut encore regarder sans rougir est Le Filet (La Red, 1953), du réalisateur mexicain Emilio Fernández. Cette histoire d’un trio amoureux en cavale, deux bandits et une fille réfugiés sur une plage, a valu à Rossana Podestà d’être comparée à Silvana Mangano dans Riz amer, et de faire la « une » des Cahiers du cinéma dans un numéro spécial titré « La femme et le cinéma ».

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Rossana Podestà en 1953 sur le tournage du « Filet », le préféré de sa filmographie. MONDADORI PORTFOLIO/LEEMAGE

Dans les interviews, elle laisse souvent tomber son masque de séductrice et cite Le Filet« Mon seul film d’auteur », dit-elle avec regret : « On a toujours vu mon corps, pas mes talents d’actrice. » La Nouvelle Vague, qui a embarqué Brigitte Bardot, Jeanne Moreau et tant d’autres, l’a laissée de côté.

Au printemps 1981, lors d’une conférence de presse sur son film du moment (Les Séducteurs, un film à sketches coréalisé par Dino Risi), pas de nostalgie ni de prise de tête. Rossana fait son habituel numéro de pin-up avec humour, charmante et charmeuse. A la question sur l’île déserte, elle répond du tac au tac, sans réfléchir : « Walter Bonatti. »

La Podestà et Le Bonatti ? L’actrice et l’aventurier ? Un scoop ! A 51 ans, Walter Bonatti est un héros en Italie et ailleurs. Un baroudeur que le journal Epoca a envoyé au péril de sa vie dans les déserts, sur les volcans et nombre d’îles désolées.

Faim, soif, serpents, crocodiles, scorpions, rien n’effraie ce photographe et écrivain, qui a l’art de faire rêver d’une autre vie. Et de se mettre en valeur, pectoraux en avant et sourire Colgate, devant les plus beaux paysages du monde. Un sex-symbol lui aussi, genre condottiere.

Le maître de la face nord

Avant cette carrière d’envoyé très spécial, Walter Bonatti a surtout été « le plus grand alpiniste du monde », selon la presse italienne jamais avare de superlatifs. Dans son cas, il se trouve que c’est vrai. Cervin, Grand Capucin, pilier des Drus, éperon de la pointe Walker, K2… Bonatti a enfilé les aiguilles rocheuses les plus pointues comme des perles. Il a failli laisser ses doigts, et sa peau, dans plusieurs faces nord. Et il a souvent sauvé des vies, dont celle de Pierre Mazeaud, futur président du Conseil constitutionnel en France et grand alpiniste.

A l’été 1961, Mazeaud croise Walter Bonatti au refuge de la Fourche, dans le massif du Mont-Blanc. Le lendemain, avec cinq autres grimpeurs, ils font cordées communes sur le pilier central du Freney, flèche de granit de 800 mètres de hauteur. Une tempête approche.

Les alpinistes vont rester coincés pendant cinq jours le long de la paroi la plus haute d’Europe, à 4 500 mètres d’altitude, dans les éclairs, le vent et la neige. Sans Bonatti, qui les a conduits jusqu’aux sauveteurs, ils seraient tous morts. A l’arrivée, il y a trois survivants, les jeunes copains de Mazeaud sont restés dans la tempête. Bonatti et Mazeaud deviennent amis pour la vie. Pendant cinquante ans, ils s’appelleront « frères ».

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Walter Bonatti durant l’hiver 1965 à Zermatt, lors de son ascension du mont Cervin par la face nord. MONDADORI PORTFOLIO/LEEMAGE

En 1981, Pierre Mazeaud s’inquiète pour Walter. Ruiné depuis qu’il a été remercié par la nouvelle direction d’Epoca, fraîchement séparé de Giulia, une héritière italienne, il survit en donnant des conférences dans toute l’Italie. « J’avais le cul à terre », dira-t-il à La Repubblica en 2000.

Un soir, en voyage dans le sud de la Péninsule, il tombe sur la phrase de Rossana, reprise en boucle dans les gazettes. On fait dire à la Podestà qu’elle voudrait « suivre Bonatti au bout du monde », ou « être son appareil photo » au chaud dans son sac à dos. La plus belle femme du monde pense à lui la nuit ? De son hôtel de province, Walter écrit à Rossana : « Je rêve de partir sur une île déserte avec vous. »

Lire aussi : Walter Bonatti, alpiniste italien

Des années plus tard, elle confiera à L’Echo de Bergame, la ville natale de Walter Bonatti : « Le sentiment que donnait cette lettre était sans équivoque. Walter me disait : “Prépare ta valise, je passe te prendre”. » Ce printemps-là, dans son immense appartement de Rome, Rossana Podestà se fait tout un cinéma.

Perdu sur la piazza Venezia

Le 3 juin devant l’Aracoeli, furieuse, elle s’apprête pourtant à tourner les talons. Puis elle se souvient de la voix émue de Bonatti au téléphone, et de sa confidence pleine de confusion : « Je ne connais pas la ville. » Il a pu se perdre, se tromper d’endroit…

Juste derrière l’Aracoeli, il y a l’autre monument incontournable de Rome, construit en l’honneur du premier roi de l’Italie unifiée, Victor-Emmanuel II. La pâtisserie en marbre blanc que les Romains surnomment « La machine à écrire ».

Rossana grimpe en haut des marches, passe de l’autre côté du Capitole. Sur la piazza Venezia, une dizaine de vigiles entourent un homme excité qui semble défendre sa petite Fiat garée devant l’Altare della Patria (l’autel de la Patrie), à l’emplacement réservé au président de la République. Depuis deux heures, Walter Bonatti tente d’expliquer aux carabinieri qu’il a rendez-vous avec Rossana Podestà.

« A PARTIR DE MAINTENANT, JE LE SUIVRAI AU BOUT DU MONDE. MAIS EN VILLE, C’EST MOI QUI CONDUIRAI. » ROSSANA PODESTÀ

Ils s’enfuient ensemble à bord de la Fiat et la diva fait sa première scène : « Mais quel explorateur es-tu si tu te perds sur la piazza Venezia ? » Bonatti, très énervé, explique qu’il a confondu l’Aracoeli et l’Altare della Patria, qu’il a roulé toute la nuit, qu’il déteste la ville : « Ici, je me sens un immigré. »

Il conduit à toute allure, les poings appuyés sur le volant. « Il a dû perdre tous ses doigts dans une ascension », pense Rossana, un peu refroidie. Un rouleau de papier toilette dépasse de la boîte à gants. Elle se dit qu’il est peut-être malade. Mais qu’il a aussi les pectoraux attendus, sous sa chemise froissée. Walter n’a qu’une soirée, il doit repartir pour le Gran Sasso, dans les Apennins. Ils se séparent sur des baisers fougueux et la promesse de l’île.

Trente ans de dolce vita

Un alpiniste, ça tient sa parole. L’été suivant, les voilà tous les deux, sac sur le dos, en route pour le col du Géant, dans le massif du Mont-Blanc. C’est la première sortie en montagne de Rossana, l’air est translucide, le ciel immaculé.

Le soir, Walter s’inquiète, il démonte leur tente à toute allure, et l’entraîne se mettre à l’abri loin du couloir de neige. Quelques minutes plus tard, une avalanche déferle sur leur ancien campement. Il lui a sauvé la vie, comme dans les récits d’Epoca« A partir de maintenant, je le suivrai au bout du monde, se promet-elle. Mais en ville, c’est moi qui conduirai. »

Elle décide de mettre fin à sa carrière. Encore deux films, dont un péplum, Hercule, et en 1985 La Podestà a arrêté le cinéma. Elle a jeté ses tuniques grecques, laissé pousser ses cheveux blancs et s’installer les kilos du bonheur. Son amoureux a continué à l’appeler « la plus belle femme du monde ».

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Malgré son rôle dans « Le Filet », qui lui valut la « une » des « Cahiers du cinéma » en 1953, Rossana Podestà resta longtemps abonnée aux péplums. DR/CAHIERS DU CINÉMA

Leur histoire, ils l’ont répétée pendant trente ans, toujours émerveillés. Chaque visiteur y avait droit, dans la ferme près du lac de Côme que Walter Bonatti a reconstruite pierre par pierre, ou dans le domaine de Rossana Podestà, une superbe villa sur la presqu’île toscane de l’Argentario, le vestige de ses années de star.

C’était la dolce vita. On dévorait la pasta de Rossana, devant les Alpes ou la Méditerranée, on visionnait les diapositives de Walter aux quatre coins de la planète et les vieux films de Rossana qui la faisaient hurler de rire. Dans ces deux paradis, quand ils ne partaient pas au bout du monde, ils se chamaillaient, cultivaient des pivoines, des vignes et des oliviers.

Inquiète comme toujours

« Ils étaient inséparables, dit Pierre Mazeaud. Walter a été extrêmement heureux avec Rossana, elle l’a tranquillisé. ». Il se souvient d’un bivouac avec Bonatti à Chamonix, une promenade de santé pour les deux alpinistes. Walter, qui avait arrêté la montagne de haut niveau dans les années 1960, y prenait grand plaisir. « Je n’ai jamais réussi à l’emmener à l’Everest », regrette aujourd’hui Pierre Mazeaud, premier Français parvenu sur le toit du monde, en 1978.

A la nuit tombée, au-dessus de Chamonix, Walter faisait des signaux avec sa lampe de poche. Des phares de voiture lui avaient répondu dans la vallée. C’était Rossana, inquiète comme toujours. « Souvent, on s’échappait en douce », se souvient Mazeaud.

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Walter Bonatti en 1961 à Courmayeur. MONDADORI PORTFOLIO/LEEMAGE

La Podestà, qui préférait sa deuxième vie à la première, aimait raconter comment elle avait lu « tout Proust en français » dans « La Pléiade ». En janvier 1987, elle avait suivi Walter Bonatti et deux autres alpinistes en Patagonie jusqu’au pied du San Lorenzo, sommet à escalader entre hommes. Après une semaine de marche, il avait planté la tente et annoncé : « Si je ne suis pas rentré dans quatre jours, tu repars. » Elle avait regardé l’immensité désertique derrière elle, sans chemins ni repères, s’était dit : « Plutôt mourir », et avait attaqué la Recherche« Longtemps je me suis couché de bonne heure… »

Quand elle a refermé Le Temps retrouvé, une semaine s’était écoulée, dont quatre jours de terrible tempête. Plus de piles dans sa lampe, presque plus de nourriture… Un soir, elle a porté un toast d’adieu à ses deux fils, à ses neuf petits-enfants, à ses amis, à Rome. Walter a fini par revenir sain et sauf. Vainqueur de son sommet et de la peur qu’il n’avait cessé d’éprouver pour elle pendant cette interminable semaine.

En 1988, il a raconté à une radio suisse italienne : « Quand je suis arrivé, Rossana m’a dit : “Regarde…” Autour de la tente, il y avait des empreintes de pumas partout. Je l’ai admirée pour ça. » Après la Patagonie, ils se sont fait le serment devant un notaire de s’aider jusqu’à leur mort. Qui serait douce et heureuse.

Dernier été à l’Argentario

Leur dernière expédition date de janvier 2011 : 3 800 kilomètres dans le désert de Libye, du Soudan et d’Egypte. Walter Bonatti, qui allait avoir 81 ans, s’est plaint d’une douleur dans le dos. Un cancer déjà généralisé, que Rossana Podestà a préféré lui cacher pour lui offrir un dernier été en paix à l’Argentario. Mais la mort et les hommes ne lui ont pas fait de cadeau.

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Walter Bonatti devint grand reporter pour l’hebdomadaire « Epoca » après avoir abandonné en 1965 les expériences extrêmes. MARIO DE BIASI/MONDADORI PORTFOLIO

Le 13 septembre, l’alpiniste a agonisé seul et dans la douleur à Rome, ville qu’il détestait. La luxueuse clinique privée religieuse où il avait été admis, à cheval sur l’éthique catholique, lui a interdit la morphine. Et elle lui a défendu aussi de mourir dans les bras de Rossana, au prétexte qu’ils n’étaient pas mariés. Elle est restée derrière la porte.

Quand elle a pu pénétrer dans la chambre, il ne respirait plus. « Un médecin chauve et bronzé essayait de le ranimer avec un gros ballon rose, a-t-elle raconté à la presse italienne. On aurait dit un film de Buñuel. »

Le temps d’un dernier film, un documentaire sur Bonatti, W comme Walter, et Rossana Podestà s’est éteinte doucement à son tour, deux ans après son « amorino ». Leurs cendres reposent sur la falaise de Porto Venere, dans les Cinque Terre, où la montagne tombe dans la Méditerranée.

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