« Volontourisme » : le juteux business de l’humanitaire sur catalogue

Les « missions de volontariat » que vendent certaines sociétés sont largement critiquées : la démarche, d’abord commerciale, peut affecter les populations locales.

LE MONDE IDEES |  24.06.2018 à 06h44 |Par  Marion Dupont

 Réagir Ajouter

qPartager (784)Tweeter

« Volontariat international. Départ dernière minute accepté. » Les publicités de l’entreprise Projects Abroad sur Internet ont l’apparence et la mélodie des alléchantes offres all inclusive. L’entreprise, qui se définit comme une « organisation », vend, à l’instar des agences de voyages, des séjours clés en main dans des contrées exotiques pour des « missions de volontariat » sans aucun prérequis du côté des bénévoles, pas même la majorité.

Répondant à une forte demande des jeunes Occidentaux pour « partir faire de l’humanitaire » à l’étranger, Projects Abroad est un acteur d’un secteur en pleine expansion depuis les années 1990 dans les pays anglo-saxons : celui du tourisme humanitaire, ou voluntourism ­ (« volontourisme » en français), qui s’implante en France depuis 2006.

De telles entreprises envoient des jeunes Occidentaux à l’étranger dans des structures partenaires locales et, moyennant une coquette somme (en moyenne 2 000 euros la semaine), garantissent leur sécurité, des activités et un encadrement.

« Complexe du sauveur blanc »

Si l’intention des bénévoles est louable, le recours à ce genre d’offres est pourtant largement critiqué. Depuis une dizaine d’années, les associations humanitaires à but non lucratif formulent des inquiétudes.

Elles dénoncent entre autres la monétarisation du bénévolat, le peu d’impact sur les populations locales (les volontaires n’apportant généralement pas de compétences spécifiques et qui s’inscriraient dans un projet de développement à long terme), voire un impact négatif : la pratique d’actes médicaux par des personnes non diplômées, les troubles psychologiques d’orphelins nouant des liens affectifs avec des volontaires aussitôt repartis, et parfois la création pure et simple de faux orphelinats. En ligne de mire, la logique commerciale de ces entreprises : plutôt que de répondre à un réel besoin sur place, elles épouseraient la demande de leurs clients.

Par ailleurs, de nombreuses voix ont fait remarquer que le désir d’allier voyage et humanitaire quand on ne dispose d’aucune qualification spécifique relevait du « complexe du sauveur blanc » – une expression qualifiant la propension des Occidentaux à se juger capables d’aider des populations natives ou de couleur.

Ainsi, le compte Instagram Barbie Savior (tenu par deux anciennes bénévoles « repenties ») ironise sur la façon dont les volontaires mettent en scène leur séjour à l’étranger, révélant par la même occasion combien ces actions sont souvent le moyen de vivre une expérience émotionnelle forte et de se valoriser socialement.

Sentimentalité

En 2012, l’écrivain américain Teju Cole analysait, dans The Atlantic, cette tendance, très prononcée aux Etats-Unis, comme résultant d’un « complexe industriel du sauveur blanc » : l’alliance du juteux business de l’humanitaire et de l’industrie médiatique à la sentimentalité américaine. Il ajoutait dans un tweet : « Je respecte profondément la sentimentalité américaine, comme on respecte un hippopotame blessé. En gardant un œil dessus, car on sait que cela peut vous être fatal. »

Si ces entreprises ont à ce point fait parler d’elles, comment expliquer leur succès croissant, en France notamment, où Projects Abroad revendique en 2018 près de 10 000 volontaires attendus ? Plusieurs éléments semblent concorder pour expliquer leur séduction.

Tout d’abord, un flou lexical utilisé à leur avantage : ces structures se présentent non comme des agences ou des entreprises mais comme des ­ « organisations » – ce terme ne recouvre aucune réalité juridique mais évoque à l’oreille l’acronyme ONG (par ailleurs, le champ des organisations non gouvernementales est lui-même vaste et peu réglementé). Elles parlent aussi de « missions de volontariat » ou de « bénévolat », difficiles à distinguer des missions proposées par des associations à but non lucratif ou des missions de service civique.

La sociologue du travail Alizée Delpierre, auteure d’un mémoire de recherche sur le marché des missions de volontariat international, met également en avant les nombreux avantages que retirent les volontaires de tels séjours clés en main. Sa lecture en termes bourdieusiens souligne combien, venus pour la plupart des classes supérieures aisées, ils inscrivent leur voyage dans une stratégie d’adaptation au marché éducatif et du travail français. Les filières sélectives et les grandes écoles, visées par ces élites sociales, privilégient en effet dans leur recrutement les compétences linguistiques, l’engagement associatif ou des expériences professionnelles – autant d’atouts qu’un séjour humanitaire semble garantir.

Supercherie

L’influence du modèle éducatif anglo-saxon, qui invite les jeunes étudiants à effectuer des gap years (années sabbatiques) et à s’investir dans des charities (œuvres caritatives), se fait ainsi sentir tant du côté des écoles que de celui des candidats, qui veulent améliorer leur CV.

Le volontariat humanitaire peut donc être envisagé comme une pratique distinctive au sein d’une élite sociale – et comme une forme d’initiation à la philanthropie, dans un milieu qui tient à justifier son capital par des actions caritatives.

Le succès tenace de telles entreprises malgré l’ampleur des dénonciations tient aussi, semble-t-il, à leurs moyens : aux campagnes de publicité de grande ampleur répondent des dépenses en frais judiciaires extrêmement importantes, inscrites dans le bilan financier de l’entreprise. Projects Abroad a ainsi attaqué en diffamation l’association belge Service volontaire international – Solidarité Jeunesse Vietnam (SVI-SJV), qui dénonçait vigoureusement les abus du volontourisme. Le procès, perdu en première instance en 2016, vient d’être gagné en appel par l’entreprise, empêchant l’association de s’exprimer publiquement à leur sujet.

Ajoutez enfin à cela la propension des anciens volontaires, sur laquelle insiste ­Alizée ­ Delpierre, à ne pas dénoncer une supercherie dont ils prennent conscience sur place afin de ne pas en perdre les bénéfices une fois de retour, et vous obtenez une prospérité dont l’indécence ne lasse pas de surprendre.