« L’injonction au bonheur est une trouvaille formidable pour le pouvoir »

La sociologue Eva Illouz et le psychologue Edgar Cabanas expliquent, dans « Happycratie », comment l’industrie du bonheur façonne les individus.

LE MONDE |  28.08.2018 à 08h00 • Mis à jour le 28.08.2018 à 15h56 |Propos recueillis par  Nicolas Santolaria

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Comment, en contrôlant les pensées négatives, l’industrie du bonheur façonne les individus afin d’en tirer le meilleur parti. C’est ce qu’expliquent, dans « Happycratie », paru le 23 août, le psychologue Edgar Cabanas et la sociologue Eva Illouz, qui nous a accordé un entretien.

Comment définiriez-vous l’Happycratie ?

Eva Illouz : Kratia, en grec, c’est le pouvoir. L’aristocratie, la démocratie, la méritocratie, la bureaucratie… Autant de mots qui déclinent les modalités du pouvoir. Happycratie, c’est le pouvoir par l’injonction au bonheur. Nous montrons dans le livre que l’on gouverne aujourd’hui par la promesse du bonheur et par la norme des sentiments positifs. Promettre quelque chose à quelqu’un, c’est s’assurer de sa loyauté. La promesse du bonheur, c’est une promesse faite à condition de travailler et de transformer le moi. Travailler sur soi, c’est une façon d’être gouverné. Nous n’ajoutons rien à Foucault sur ce plan-là.

Vouloir que les gens soient heureux semble en soi quelque chose de positif : qu’est-ce qui vous dérange dans cette aspiration sociétale ?

Vous avez raison, le bonheur – ou la eudaimonia comme les Grecs l’appelait – a été au centre de la philosophie et de la sagesse grecque, et plus tard l’objet même du projet philosophique de Spinoza, qui marque le tournant vers la modernité. Mais si on fait une comparaison rapide avec l’eudaimonia aristotélienne, nous comprenons les différences avec le projet moderne du bonheur.

« LES INDIVIDUS DÉSORMAIS N’ONT À S’EN PRENDRE QU’À EUX-MÊMES POUR AMÉLIORER NON PAS LEURS CONDITIONS DE VIE MAIS LEUR SENTIMENT VIS-À-VIS DE LEURS CONDITIONS DE VIE. »

Chez Aristote, on ne peut séparer la vertu du bien-être, le bien-être découle du fait que nous faisons la chose bonne. Chez Spinoza, le bonheur est inséparable de la raison et de la connaissance de la vérité. La quête contemporaine du bonheur n’a plus rien à voir avec le discours des vertus ou de la raison. Elle a été remplacée par la vision de l’être humain proposée par la psychologie positive, un être qui vise à maximiser des utilités. Le bien-être a désormais une signification utilitariste. Mais à la différence de l’utilitarisme qui avait pour projet d’augmenter le plaisir général et collectif, le bonheur contemporain est un but en tant que tel, à réaliser pour et par l’individu. Un individu, c’est l’unité ultime, ce qu’on ne peut diviser davantage.

La quête contemporaine du bonheur contribue à accentuer la division du social en individus, puisque le bonheur n’a plus rien à faire avec des vertus publiques et reconnaissables, n’est plus de l’ordre du bien général et collectif ; il appartient à la vie privée, au moi personnel, ce qui, en tant que tel, n’était pas la vision de la philosophie utilitariste. Mais ce n’est pas tout. L’injonction au bonheur s’accompagne de l’idée selon laquelle nous sommes tous capables de bonheur si seulement nous savons activer de la positivité.

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Cela crée donc une nouvelle forme de responsabilisation des individus, qui sont désormais responsables et coupables de se sentir heureux ou malheureux. C’est une trouvaille formidable pour le pouvoir puisque les individus désormais n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes pour améliorer non pas leurs conditions de vie mais leur sentiment vis-à-vis de leurs conditions de vie.

Peut-on voir la quête du bonheur comme une nouvelle idéologie ? Une forme de transcendance laïque remplaçant les anciennes formes de transcendance ?

Chez Aristote et Spinoza, le bonheur (ou la joie), c’est la capacité de l’âme à être contentée, à se satisfaire de ce qu’elle a. Dans l’idéal contemporain du bonheur, il y a l’idée qu’il faut réaliser les potentialités cachées du moi, donc l’idée qu’il faut améliorer et changer le moi. Or, la pratique de la réalisation de soi-même a quelque chose qui tient du paradoxe de Zénon : la flèche n’arrivera jamais.

C’est une idée qui permet d’entretenir une énorme machine économique de consommation du bonheur et qui permet à l’individu de tendre constamment vers ce but. Mais il y a plus. La seule chose qui devient réelle en quelque sorte, c’est notre moi intérieur. C’est la seule chose, nous dit-on, sur laquelle nous avons prise. Cette approche déréalise le réel et transforme la réalité psychique en la seule réalité sur laquelle nous avons prise et à laquelle nous avons accès. Prendre la réalité de sa vie intérieure aussi au sérieux contribue à une forte dépolitisation de la vie sociale et des problèmes psychiques eux-mêmes.

Les problèmes psychiques ne sont plus compris comme des effets ou des symptômes du social. Dans ce sens, l’idée du bonheur est une idéologie puisque l’idéologie c’est tout ce qui distrait ou masque le réel. C’est aussi ce qui nous empêche d’aimer le réel ici et maintenant. C’est pour cela que les gouvernements ont adopté de façon enthousiaste des indicateurs de bonheur, parce que cela leur permet de ne plus être évalués en fonction de critères comme les services sociaux ou l’égalité. Israël, où les conditions politiques et économiques de vie sont très difficiles, arrive toujours très haut dans le palmarès des pays heureux.

Par quels leviers historiques cette quête du bonheur s’est-elle imposée ?

Il faut comprendre cela comme la convergence de plusieurs forces sociales, culturelles et économiques. Il y a d’abord la philosophie utilitariste du philosophe anglais Jeremy Bentham qui change progressivement les modes de gouvernance : les sujets et leurs sensations doivent être pris en compte dans la rationalité du gouvernement des corps et des âmes. Il s’agit de maximiser le plaisir, de minimiser la souffrance. Cette conception démocratise en quelque sorte la gouvernance et fait du plaisir et du bien-être des sujets une nouvelle forme de légitimité.

« L’IDÉE PREND FORME, DANS LA DEUXIÈME MOITIÉ DU XXE SIÈCLE, QU’UN TRAVAILLEUR CONTENT EST UN TRAVAILLEUR PRODUCTIF. »

La deuxième idée-force, c’est la domination de la pensée « psy » dans nos sociétés (psychanalyse, psychologie, psychiatrie). Les modes de pensée « psy » attribuent un pouvoir très fort aux émotions et aux pensées du sujet pour expliquer sa carrière sociale. La psychologie a pour vocation de guider les sujets dans leur sexualité, relations de travail, rôles parentaux, intimité. La « psy » joue un rôle fondamental dans sa capacité à prescrire le modèle de la psyché « bonne », de la santé mentale, de la bonne conduite émotionnelle.

La troisième force, c’est la démocratisation des relations de travail, qui ont fait que l’on ne pouvait plus produire des marchandises en frappant les travailleurs ou en leur donnant des amendes s’ils arrivaient en retard ou s’absentaient. Il fallait trouver une façon de rendre les travailleurs productifs en obtenant leur consentement. Rendre les travailleurs contents, c’est faire du lieu de travail un endroit où l’on peut s’épanouir : cette conception a marqué une étape très importante dans le processus qui a fait du bonheur une partie importante de la gouvernementalité. D’où l’idée qui prend forme dans la deuxième moitié du XXe siècle, à savoir qu’un travailleur content est un travailleur productif.

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Quatrièmement, il y a l’importance de la vie privée et des projets de réalisation de soi-même qui deviennent centraux à la culture de la consommation. Contrairement à Veblen ou Bourdieu, je pense que, après les années 1960, le moteur de la consommation ce n’est pas imiter ou surpasser ses voisins mais se réaliser soi-même. C’est cela la grande invention de la culture marketing de la deuxième moitié du XXe siècle. Tous ces changements font que le bonheur devient une idée cardinale qui fait marcher l’individualisme, qui donne un telos et un sens, qui fait marcher l’économie elle-même, qui a besoin de ces discours pour réguler une consommation de biens marchands et de services thérapeutiques.

En quoi l’approche positiviste du bonheur est-elle problématique ? La vision du bonheur qui est mise en avant est-elle biaisée ?

Je ne sais pas si le problème c’est le positivisme. Les études positivistes ont mis en lumière justement quelque chose d’intéressant : nous ne savons en général pas bien mesurer notre bonheur. Nous ne savons pas du tout prédire à quel point quelque chose de particulier (gagner au loto, voir son équipe de foot préférée gagner un match, etc.) nous rendra heureux ou non ; nous ne savons pas non plus évaluer rétrospectivement la qualité et l’intensité de notre expérience affective.

« IL Y A L’IDÉE QUE LA RICHESSE, LES INÉGALITÉS SOCIALES, TOUT CELA NE COMPTE PAS. CE QUI COMPTE, C’EST LA CAPACITÉ D’ÊTRE L’ENTREPRENEUR DE SA PROPRE PSYCHÉ. »

En soi, le positivisme confirme donc bien que le bonheur n’est sans doute pas aussi important que cela. Pour parler comme les évolutionnistes, si c’était aussi important pour notre existence, nous aurions développé la capacité à évaluer correctement combien nous sommes heureux. Le problème n’est pas le positivisme, mais plutôt la psychologie positive, qui est une déformation massive de la vocation de la psychologie dans le sens qu’elle vise à créer des sujets hyperfonctionnels, adaptés à toutes les institutions et situations sociales. C’est le Pangloss de notre temps.

Je prends un exemple frappant. Un manuel de bien-être, 21st Century Wellness, qui est diffusé à des milliers d’étudiants sur les campus américains, déclare que les victimes de l’Holocauste ont échoué à trouver leurs propres forces intérieures. En juillet, une enquête CNN a mis en lumière que ceux qui n’ont pas su trouver en eux le sentiment de leur valeur sont ceux qui ont succombé aux atrocités nazies. Nous voyons bien à quelle absurdité la psychologie positive mène : même dans un camp de concentration, nous serions coupables de ne pas avoir trouvé en nous notre positivité.

Quels types de fausses croyances véhicule cette idéologie du bonheur ?

Il y en a un certain nombre : la première est que l’individu est plus fort que son environnement, et qu’il suffit de changer son moi pour changer les conditions de sa vie. C’est vrai dans une certaine mesure, mais cela ne veut pas dire que l’environnement ne compte pas. L’environnement social, c’est l’eau dans laquelle les poissons humains nagent. Prétendre que l’environnement n’est pas important, cela reviendrait à dire à des poissons qu’il n’y a pas d’eau autour d’eux et que pour nager, ils n’ont besoin que de leurs écailles.

« CETTE IDÉOLOGIE A POUR EFFET DE DÉLÉGITIMER LES SENTIMENTS DITS NÉGATIFS COMME LA COLÈRE OU L’ENVIE, QUI ONT AUSSI UN CARACTÈRE POLITIQUE. LES SENTIMENTS NÉGATIFS DEVIENNENT HONTEUX »

Autrement dit, pour être heureux, il faut un travail immense pour arriver à transcender tout ce qui nous empêche de l’être : notre passé, notre milieu social, nos contraintes objectives. Si vous n’y arrivez pas, vous êtes suspect de collaborer à votre propre malheur. Il y a ensuite l’idée que la richesse, les inégalités sociales, tout cela ne compte pas. Ce qui compte, c’est la capacité d’être l’entrepreneur de sa propre psyché.

Ensuite, il y a l’idée que si on réagit mal à des tragédies comme le divorce ou le licenciement, c’est quelque part de notre faute. Nous étions dans une ère victimaire – ou le moi devenait dépossédé de responsabilités à cause de son enfance ou des conditions sociales ou historiques. Désormais, nous sommes passés à une ère de la sur-responsabilisation. L’individu positif se veut responsable de tout son destin, ne tient jamais les autres pour responsables, ne se voit jamais comme victime. C’est une forme de pensée magique qui attribue à l’esprit un pouvoir immense.

Mais surtout, cette idéologie a pour effet de délégitimer les sentiments dits négatifs comme la colère ou l’envie, deux sentiments qui ont aussi un caractère politique. Les sentiments négatifs deviennent honteux.

En quoi le bonheur peut-il être considéré comme instrument de promotion de l’individualisme néo-libéral ?

Le néo-libéralisme est un mode de gouvernance qui délègue aux individus une partie énorme de ce qui devrait être du ressort de l’Etat. C’est la colonisation du mode de pensée économique dans des domaines personnels, sociaux et culturels. Chez Foucault, on a le sentiment que le néo-libéralisme contient la promesse d’une plus grande autonomie des individus, qu’il serait moins disciplinaire que le mode de gouvernance classique du capitalisme. Mais je suis sceptique. Cela ne produit pas de la liberté, mais de l’angoisse.

En focalisant les grilles d’analyses sur l’individu, l’approche centrée sur le bonheur tend-elle à disqualifier d’autres types d’explications des faits sociaux, plus politiques ? Et par là, à hypothéquer toute chance de changement ?

Oui. Je pense que le changement social ne peut advenir que lorsqu’on prend conscience qu’on partage la condition de beaucoup.

« LES ÉMOTIONS CONSTITUENT UNE MARCHANDISE IDÉALE : INTANGIBLES, RENOUVELABLES À L’INFINI. ELLE CORRESPOND BIEN À L’EXPANSION DU CAPITALISME. »

Lorsque Betty Friedan écrit The Feminine Mystique (Penguin Classics, 2010, non traduit), elle donne un nom à un malaise qui semble affliger des psychés en détresse, mais en fait elle nomme une condition généralisée qui faisait que toutes ces femmes qui vivaient dans leur maison de banlieue, qui étaient traitées comme hystériques, neurasthéniques ou névrosées, sont devenues conscientes que leurs angoisses ou ennui avaient une cause profonde, structurelle, celle de la condition féminine. Elles se sont arrachées au cas particulier de leur condition et ont commencé à se concevoir comme un collectif. Il y a donc eu véritablement traduction du psychique au collectif.

Lorsque le bonheur devient une injonction sociale, n’est-il pas le vecteur d’une nouvelle forme d’angoisse ? Peut-on se soustraire à cette injonction ?

Je dirais qu’il y a de nouvelles hiérarchies, que j’appellerais des hiérarchies émotionnelles : ceux qui ont confiance en eux contre ceux qui doutent ; ceux qui sont optimistes, battants, positifs, contre les déprimés, les négatifs. La structure psychique est devenue véritablement une façon de classifier les acteurs sociaux, de les accepter ou de les refuser sur la base de tests psychologiques, d’être compétitif sur les marchés matrimoniaux.

Que pensez-vous de l’arrivée des « Chief Happiness Officer » (CHO) en entreprise ?

Cela exprime et traduit bien l’idée que l’émotionalité positive aide à la production, à la productivité économique, puisqu’il est évident que ce n’est pas le bonheur des travailleurs qui préoccupe les chefs d’entreprise. C’est la grande originalité du capitalisme que d’avoir compris comment exploiter la subjectivité et ses émotions, tant du côté de la production que du côté de la consommation. Le CHO semble dérisoire – et l’est – mais illustre très bien l’idée du livre : commander par la promesse du bonheur.

Peut-on dire que ces nouvelles formes de contrôle sont à la fois plus sournoises et plus puissantes, car elles s’invisibilisent en s’adossant au développement personnel et elles mobilisent en profondeur l’intimité émotionnelle des individus ?

Comme la religion, ces formes de pensée nous attachent à une promesse. Comme le dit l’universitaire Lauren Berlant, à un espoir cruel, parce que condamné à être déçu et constamment renouvelé.

L’émotion est-elle finalement devenue une marchandise comme une autre ?

Oui, c’est ma thèse dans un livre que j’ai publié cette année et qui paraîtra en français aux éditions Premier Parallèle. Il s’agit de la marchandise émotionnelle, qui est un peu passée sous le radar de la théorie sociologique. L’économie est émotionnelle, parce que quand les marchés sont devenus saturés de biens marchands « solides », il a fallu élargir aux biens marchands intangibles, qui ont trait au moi. Les émotions constituent une marchandise idéale : intangibles, renouvelables à l’infini. Elle correspond bien à l’expansion du capitalisme.

Assiste-t-on à un appauvrissement de l’écologie émotionnelle, les émotions complexes, négatives étant mises au ban car considérées comme non fonctionnelles, non productives ?

Les penseurs classiques avaient compris l’utilité des émotions négatives. Pour Hobbes, c’est la peur qui permet de rentrer dans un contrat social. Pour Mandeville, c’est l’envie et l’avarice comme vices qui sont responsables de l’échange économique. Pour Weber, c’est l’angoisse devant le deus absconditus – un Dieu caché – qui nous rend assidu au travail.

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Sociologiquement, les émotions dites négatives peuvent être fort utiles. On confond le psychologique et le sociologique. Ce qui est désagréable pour l’individu peut être un instrument de contrôle social et se révéler fort utile pour le collectif.

Est-il difficile de critiquer cette idéologie du bonheur ? Ne risque-t-on pas, lorsqu’on s’y essaie, d’être assimilé à un mauvais coucheur ?

Oui bien sûr, mais les sociologues sont toujours les mauvais coucheurs. J’aime beaucoup cette citation de Bourdieu : « Les gens n’aiment pas que l’on explique des choses qu’ils veulent garder absolues. » Moi, je trouve qu’il vaut mieux savoir. C’est très bizarre que l’on supporte si mal le réalisme. Dans le fond, la sociologie est très proche de ce qu’on appelle la sagesse. Elle apprend à se méfier des mystifications. Je préfère me débarrasser des faux enchantements pour pouvoir m’émerveiller des vrais « miracles ». En sachant qu’ils sont précieux parce qu’ils sont fragiles.

Au final, comment résister à cette tyrannie ?

En lui préférant d’autres valeurs. Les miennes, ce sont la justice et la connaissance.

« Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies », par Eva Illouz et Edgar Cabanas, Premier parallèle, 260 pages, 21 euros.