Francis Joyon, un marin d’un autre âge vainqueur de la Route du rhum
Par Jean-Louis Le Touzet (Pointe-à-Pitre, envoyé spécial)
Le 12 novembre 2018 à 07h53
Mis à jour le 12 novembre 2018 à 19h15
Le vainqueur de la Route du rhum parle une langue morte, celle des chiffonniers des mers, des rafistoleurs, des ferrailleurs des pontons.
Francis Joyon, à son arrivée dimanche 11 novembre à Pointe-à-Pitre, au terme d’un final nocturne inouï. / LOIC VENANCE / AFP
Les lumières de Pointe-à-Pitre crèvent la nuit. L’île est chaude comme un nid. Au terme d’une arrivée inouïe, Francis Joyon (Idec) a remporté, dimanche 11 novembre, sa première Route du rhum, à 62 ans, après sa septième participation, battant François Gabart (Macif), pourtant impérial leader durant toute la traversée. Enfin, jusqu’à ce qu’il fasse part, dans les dernières heures, de casses à bord de son trimaran expliquant la remontée de Joyon qui, à 27 milles de l’arrivée, l’a doublé dans une lutte d’une beauté antique qui restera longtemps dans les mémoires.
Joyon bat le record de Loïck Peyron de 2014 de 45 minutes, l’établissant en 7 jours 14 heures et 21 min, à la moyenne de 23,95 nœuds. Sa première phrase au ponton sera pour son trimaran, un bateau rustique, à bord duquel Franck Cammas et Loïck Peyron étaient déjà entrés dans l’histoire hauturière, en remportant le Rhum en 2010 et en 2014 : « Je suis content pour le bateau. » Puis une phrase pour Gabart : « Je me doutais bien de ses ennuis. Il a réussi une course courageuse et engagée. Il a eu du mérite avec un bateau diminué. Et nos premières heures étaient vraiment sauvages. »
Il faudra cesser cette mode abusive des arrivées dans la cuvette tiède et agitée du canal des Saintes : elle a toujours été déconseillée aux malades du cœur. On dira que c’est son exotisme et sa cruauté depuis 1978, où le monocoque de Michel Malinovsky avait été battu par le petit trimaran jaune de Mike Birch pour quatre-vingt-dix-huit secondes. Hier, après 3 542 milles, Gabart est venu mourir à sept minutes du vainqueur de cette édition au final épatant de tension dramatique entre Basse-Terre et le canal des Saintes.
Un tribunal souvent bien injuste
Les derniers milles sont toujours une épreuve. Voiles qui pendaient comme des torchons de cuisine dans cette zone sans vent de la descente de Basse-Terre. Les deux skippers sont cuits au court-bouillon. La Route du rhum possède plein albums d’histoires invraisemblables qui chantent le dépassement de soi, la déveine et la casse.
Gabart, sur un trimaran blessé depuis les premières heures de la course (foil tribord cassé et safran bâbord perdu), aura réussi l’exploit de ramener son bateau et de résister au retour de Joyon qui, sur un bateau né en 2006 – un siècle à l’échelle des progrès architecturaux accomplis – accusait un peu plus de 160 milles de retard à quarante-huit heures de l’arrivée.
A Joyon, il faudra, pour son œuvre, dresser un temple avec coupole en forme de bulbe d’oignon (le lest placé sous la quille), Francis ayant aussi la main verte. Ou alors un bronze moulé. La Route du rhum y pensait sérieusement lundi matin. La justice du large a été ici rendue. C’est un tribunal souvent bien injuste sous l’autorité de la manufacture du vent.
Joyon, qui n’a toujours pas quitté son bateau, retardant le plus possible ce moment : « J’ai su à une minute de la ligne que j’avais gagné. » Gabart, d’un maintien impeccable face aux micros malgré l’amertume contenue, avenant, souriant, trente minutes plus tard au ponton, confiait : « J’ai eu des casses majeures mais jamais je n’aurais imaginé un tel scénario. Jamais. »
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Deux traditions
Mais pour que ce soit beau, il faut que les cheveux se dressent sur la tête et que deux cultures, deux traditions au fond s’opposent comme ce fut le cas sur cette édition. D’un côté François Gabart, 35 ans ; de l’autre Francis Joyon, 62 ans.
Gabart ? Coqueluche des dames, lointain cousin de l’étoile polaire et du Grand Véhicule, qui aurait ses classes à Eton, tant son éducation et son sang-froid britannique le classent dans les plus hauts des rayonnages de la course au large.
Charentais, il rentre dans la carrière en 2012. Il a tout, à l’époque déjà, d’un bébé criminel, blond vénitien, aimable, courtois, ingénieur et « figariste » de formation. Il avait surtout alors tué en 2012 le Vendée Globe d’un coup sec, en renvoyant l’adversité quinquagénaire d’alors, celle des Golding, Le Cam, notamment, à la maison de repos.
En six ans, Gabart, que l’on a appelé tantôt « le Petit Prince du large », « le Mozart de la voile » et autres qualificatifs flatteurs, aura tout remporté : Rhum 2014 sur monocoque, puis, sur multicoques, dans un ordre de difficultés impressionnant, Jacques-Vabre (en double), Transat anglaise (solo), record du monde en solitaire (42 jours).
Avec Gabart, la tête pense plus vite et plus fort. « François est un garçon intelligent », a confirmé Joyon comme si la course au large pouvait en douter. Joyon, lui, c’est vraiment autre chose. Grand, fort, lourd. Solitaire comme Moïse qui aurait été habillé et chaussé par l’armée. Il est d’ailleurs souvent pieds nus, la corne de fakir en plus.
A terre, c’est un homme qui va lentement. Il va si lentement qu’il donne l’impression de ne pas bouger. En mer, c’est autre chose. C’est un papillon de 95 kg. C’est aussi un solitaire qui a toujours donné, lorsqu’il naviguait en équipage, l’impression de vivre contraint.
JOYON PARLE UNE LANGUE MORTE, CELLE DES CHIFFONNIERS DES MERS, DES RAFISTOLEURS, DES FERRAILLEURS DES PONTONS
Pourtant, il est le détenteur du record du monde en équipage en 40 jours sur ce même bateau qui l’aura opposé durant 7 jours dans une lutte insoutenable à Gabart. Ce dernier s’est fait construire il y a trois ans un trimaran de 32 m, par la suite équipé de foils. Bateau rendu encore plus « aérien » cette année à l’issue d’un long chantier. Joyon, lui, est l’homme des occasions. A terre, il a longtemps roulé dans des voitures de seconde main. En mer aussi.
Son bateau, sûrement le plus extraordinaire des multicoques, s’est appelé Groupama, Banque-populaire, puis Idec. Un bateau « d’avant », du temps des dérives droites même si Joyon lui a greffé des foils. Idecest donc un appareil d’un autre âge.
Le marin l’est aussi. Joyon, un sourire énigmatique de bouddha, mains énormes, force herculéenne, sens marin exceptionnel, est dans ce monde de la course au large maîtrisé par les ingénieurs centraliens et des cellules de communication la plus somptueuse des aberrations.
Joyon parle une langue morte, celle des chiffonniers des mers, des rafistoleurs, des ferrailleurs des pontons. Il a débuté comme charpentier de marine. Il est né dans les plaines céréalières de l’Eure-et-Loir, a construit ses premiers bateaux avec les restes des bateaux morts. Il a aussi chaviré mais ce n’en fait aucunement un tueur de bateaux. Il en connaît le prix : c’est lui qui les répare.
De fait il apparaît que Joyon est l’alliance du bouton remontoir, de la clef à pipe, de la spatule à résine, du ciel et des saisons. Il y a quelques mois, son écran d’ordinateur affichait les informations à l’envers. Il fallait qu’il se mette la tête à l’envers pour lire les positions. Ne voulant pas déranger la terre, il prit un tournevis cruciforme, démonta l’écran, puis le vissant à l’envers, tout fut alors plus clair.
Faux taiseux
Avec lui, le silence peut être tel parfois qu’on pourrait entendre le bruit du réveil derrière une cloison. S’il n’avait pas lu Bernard Moitessier, Joyon aurait été éleveur de lapins, ébéniste, tailleur de pierre, voire marchand de cycles.
Joyon, qui est un faux taiseux, peut se montrer intarissable dès lors qu’il s’agit de transition énergétique, d’énergies vertes et de la fin du moteur à explosion. Il est admiré parce qu’il ne dit rien. Il n’est pas docile, non pas que les marins d’aujourd’hui le seraient plus que leurs aînés, mais la foule lui pèse. Les questions tout autant.
Il donne l’impression parfois d’être en exil sur cette terre, comme un personnage biblique. Il aurait pu naître auvergnat ou bigouden. Il aime l’économie. Il sait compter. Prend l’argent de son sponsor qu’il inscrit dans un livre de comptes ; un argent sans aucune mesure avec le budget de Macif. Le sponsor de Joyon a compris qu’il n’en tirerait rien en le brusquant.
Joyon n’a pas beaucoup de frais. Il a une petite équipe et parfois demande des coups de main pour préparer son bateau à la Trinité-sur-Mer (Morbihan). Il a toujours procédé ainsi et n’entend pas en changer. D’abord c’est gratuit. Et ensuite on vient parce que c’est « Francis ».
Il n’y a pas d’accommodement possible avec lui. En 2016, lors de la présentation de la tentative de record dans le Trophée Jules-Verne en équipage, le sponsor avait réuni un parterre d’invités dans un salon parisien. Joyon faillit s’endormir d’ennui, puis refusant de rester une minute de plus, prit le train du soir pour Auray. Hier, il est allé se coucher après une pièce de viande avalée