« Sur l’île de Nord-Sentinelle, j’ai vu les premiers hommes sur la terre »

Par Bruno Philip

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Publié hier à 03h28, mis à jour hier à 10h19

(… Le film !)

La réalisatrice indienne Aruna HarPrasad a brièvement posé le pied sur l’île de Nord-Sentinelle, en mars 1993, là où l’une des dernières populations vivant en marge du monde a tué, en novembre 2018, un évangéliste américain.


Deux membres de la tribu des « Sentinelles » en 1993 : image extraite du documentaire tourné sur l’île Nord-Sentinelle (Andaman-et-Nicobar en Inde). SAISIE D’ECRAN / ARUNA HARPRASAD

Ne parlez pas à Aruna HarPrasad de John Chau, le jeune évangéliste américain qui a fini ses jours, le 17 novembre 2018, transpercé par les flèches de l’un des derniers groupes humains de la planète à vivre encore à l’écart du reste du monde : cela met hors d’elle cette ancienne réalisatrice de films qui, il y a un quart de siècle, a posé les pieds sur la même plage où le « missionnaire » a connu sa mort tragique.

« Mais qui était-il, ce jeune homme, et d’ailleurs, qui sommes-nous donc, pour nous arroger le droit d’aller déranger ces gens et corrompre ces tribus isolées vivant en harmonie avec une nature dont nous avons désormais oublié l’essence même ? », s’insurge Aruna, désormais retraitée à Goa, une ancienne colonie portugaise du sud de l’Inde.

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Dans sa coquette maison du vieux village d’Assagao, entourée de ses nombreux chiens et surveillant du coin de l’œil le curry de crevettes que prépare sa cuisinière, cette fille d’aristocrates du nord de l’Inde prend le temps de la réflexion, ce matin de décembre, pour se remémorer l’expérience inédite qu’elle a vécue, en mars 1993, sur l’île de Nord-Sentinelle.

Elle était venue dans la région tourner un documentaire sur les îles Andaman-et-Nicobar, situées dans l’océan Indien au large de la Birmanie et de la Thaïlande, mais rattachées à l’Inde, et où vivent encore plusieurs tribus isolées, dont les fameuses « Sentinelles » qui ont réglé son compte à l’Américain.

On ne sait presque rien sur les habitants de Nord-Sentinelle

 


Des membres de la tribu des « Sentinelles » en 1993 : image extraite du documentaire tourné sur l’île Nord-Sentinelle (Andaman-et-Nicobar en Inde). SAISIE D’ECRAN / ARUNA HARPRASAD

Au vu du caractère unique et bref de son expérience, les souvenirs remontent vite, comme si les sensations que décrit Aruna s’étaient figées pour toujours à fleur de mémoire.

« Ça s’est passé tôt le matin. Ce jour-là, je pars de Port Blair, la capitale des Andaman, sur un bateau de pêche avec mon équipe de tournage, le gouverneur du territoire et son garde de sécurité. Je prends ensuite place dans un petit esquif, plus manœuvrable pour accoster. Devant nous, une plage d’un blanc de sel. Soudain apparaissent des silhouettes noires sorties de la forêt se mouvant sur la blancheur du sable. »

Aruna s’agite, sa voix enfle, et le lyrisme l’emporte quand elle semble soudain revivre devant nous les moments de cette matinée historique : « Ah ! j’avais l’impression d’être dans un livre… Je m’apprêtais à débarquer sur les rivages de l’aube de l’humanité ! Et devant moi, je voyais se profiler les silhouettes des premiers hommes sur la terre… »

On ne sait presque rien sur les habitants de Nord-Sentinelle. Sinon que ces « chasseurs-cueilleurs » seraient apparentés aux populations classifiées « négrito » dans la région. Leur apparence physique – peau noire, cheveux frisés – laisse penser aux chercheurs qu’ils sont sans doute les lointains descendants d’Africains sortis du continent il y a une trentaine de milliers d’années, avant de parvenir en Asie du Sud-Est.

« N’y allez pas ! Ne débarquez pas ! »

L’anthropologue indien T.N. Pandit, qui a visité plusieurs fois leur île depuis son premier voyage en 1967, estimait à l’époque leur nombre entre « 80 et 200 ». Personne ne sait quelle est leur langue, sinon qu’elle serait distincte, selon certains linguistes indiens, de celles des autres populations « négritos » des Andaman-et-Nicobar, comme celles des Jarawa ou des Onge. Personne ne sait non plus comment ils se désignent eux-mêmes ni comment ils appellent cette île mystérieuse baptisée « Sentinelle » par les anciens colons britanniques. Sans doute appelée ainsi parce qu’elle veille, solitaire, à l’ouest des Andaman, isolée en plein milieu de l’océan Indien…

Aruna prend pied sur l’île. Outre son caméraman, elle est accompagnée de Justin, un anthropologue lui-même originaire d’une autre ethnie du territoire, d’origine mongoloïde celle-là, qui vit dans l’extrême sud de l’archipel, sur l’île de Nicobar.

Loin derrière eux, le gouverneur, le général à la retraite Dayal, s’égosille dans le talkie-walkie qui grésille à la ceinture des « explorateurs » : « N’y allez pas ! Ne débarquez pas ! », hurle cet ancien haut gradé sikh, en turban, inquiet pour son invitée : le père d’Aruna avait occupé naguère les fonctions de vice-chef d’état-major des armées de la première ministre Indira Gandhi et, à ce titre, il avait été le supérieur du gouverneur…

Mais rien ni personne n’aurait pu empêcher cette grande dame de la haute société, au sourire éblouissant et à l’audace digne de la fille d’officier qu’elle était, de débarquer chez les « sauvages ». Dont elle ne savait pratiquement rien, même du peu que l’on en connaît : « J’ignorais complètement ce que l’on allait trouver, admet-elle. Personne d’entre nous n’avait l’idée de ce qui pouvait caractériser l’esprit du lieu. J’avais fait très peu de recherches : quand je tourne un documentaire, je préfère être surprise par ce que je vois, garder un regard vierge. »

Convertir les tribus du dernier « repaire de Satan »


Image extraite du documentaire tourné en 1993 par la réalisatrice Aruna HarPrasad à l’ile Nord-Sentinelle  (Andaman-et-Nicobar). SAISIE D’ECRAN / ARUNA HARPRASAD

Quand Aruna et son équipe pénètrent dans la jungle, les « indigènes » sont partis se cacher au fond de la forêt. Comme on peut le voir dans son film, The Tribes of the Andaman and Nicobar Islands, en accès gratuit sur son site www.arunaharprasad.com, la petite troupe inspecte une hutte que les habitants semblent avoir précipitamment quittée à l’arrivée des étrangers indésirables, laissant un feu couver sous la cendre.

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« Dans la hutte, il y avait des ustensiles, un arc avec des inscriptions ou des dessins mystérieux gravés sur le bois. Aussitôt, Justin [l’anthropologue] a dit qu’il fallait partir : les habitants seraient peut-être furieux de nous voir marcher sur leurs terres. »

La voix d’Aruna, que l’on entend en fond sonore dans le film, est si assurée que l’on est amené à penser que, si Justin n’avait pas insisté, la réalisatrice ne serait peut-être pas partie aussi vite… Sur le rivage, entouré d’autres membres de l’expédition, un homme tremble de peur : le garde de sécurité du gouverneur. « Il avait un pistolet dans sa poche, mais il était terrorisé », se souvient, moqueuse, Aruna.

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Aruna n’était sans doute pas consciente qu’elle risquait peut-être sa vie en se rendant chez les « premiers hommes », mais elle n’était cependant pas la première, loin de là, à débarquer sur l’île. Pas plus que ne l’était le jeune évangéliste illuminé qui voulait convertir les tribus du dernier « repaire de Satan », comme il l’a écrit dans ses notes, retrouvées après sa mort : les habitants de Nord-Sentinelle, qui s’étaient parfois montrés moins agressifs dans le passé, avaient en effet, et de longue date, exprimé sans ambiguïté leur volonté de refuser tout contact avec d’autres êtres humains.

En 2006, des pêcheurs meurent criblés de flèches


Image extraite du documentaire tourné en 1993 par la réalisatrice Aruna HarPrasad sur l’île Nord-Sentinelle (Andaman-et-Nicobar). SAISIE D’ECRAN / ARUNA HARPRASAD

En 1971, le réalisateur d’un documentaire pour National Geographic est atteint d’une flèche dans la cuisse alors qu’il s’approche du rivage. En 1981, un cargo battant pavillon panaméen, le Primrose, échoue sur une plage de l’île, poussé par un typhon. On peut voir encore aujourd’hui l’épave sur Google Map, dans une crique, au nord-ouest. L’équipage ne dut son salut qu’à un hélitreuillage opéré par la marine indienne.

En 2006, des pêcheurs venus de Port Blair meurent, criblés de flèches après avoir dérivé vers l’île, avant d’y accoster par mégarde : ils avaient forcé sur la bouteille, et il n’y eut pas ce jour-là de dieu pour les ivrognes.

Seul l’anthropologue T.N. Pandit a pu, en 1967, parcourir une partie de l’île. Lors d’un séjour ultérieur, en 1991, il parvint même à passer un moment avec ses habitants, les côtoyant et nageant avec eux. « Cette rencontre était incroyable, a-t-il récemment confié au New York Times. C’était l’homme civilisé face à l’homme primitif dans son état le plus extrême »…

Quand ils reviennent au bateau, Aruna et son équipe voient une poignée d’hommes, de femmes et d’enfants, sortir sur la plage. Tous et toutes sont nus. Un homme se saisit de son sexe et fait, de loin, un geste obscène. Aruna en rit encore : « Clairement, il voulait nous dire : allez vous faire foutre ! » Puis les membres de l’expédition, prudemment retranchés sur leurs canots, se mettent à lancer aux indigènes des noix de coco – caricatures d’hommes « civilisés » s’efforçant de pacifier les « bons sauvages ». Ces cadeaux sont précieux sur l’île, où les cocos sont introuvables, mais, paraît-il, très appréciées par la tribu. Les îliens se précipitent et récupèrent les fruits.

« Sa peau était lisse comme du cuir »

Au loin, deux hommes suscitent cependant l’inquiétude des « envahisseurs » : un « Sentinelle » juché sur un arbre et un autre, posté à l’orée de la jungle, brandissent leurs arcs bandés vers les membres de l’expédition. « Sur le moment, je n’ai pas vraiment fait attention, continue Aruna. Si certains étaient agressifs, d’autres nous souriaient, des enfants criaient de joie. » Dans le film, on voit même cette scène surprenante et drôle d’un « Sentinelle » s’approchant, tout sourire, des canots des visiteurs, mais rapidement rattrapé par une femme en colère, qui le tire par le bras vers le rivage, pour l’empêcher de s’approcher trop des étrangers…

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Mais voici qu’un autre homme, le front ceint d’une couronne de fleurs, s’accroche au bateau d’Aruna, dans l’apparente intention de la ramener, elle et ses compagnons, sur le rivage. « Je l’ai regardé, j’ai fait des mimiques, je lui ai souri, et puis je lui ai caressé l’avant-bras. Sa peau était lisse comme du cuir, se souvient-elle. Il m’a regardée à son tour, interloqué, et nous a laissés partir. »

Vingt-cinq ans plus tard, Aruna reconnaît que ses déclarations sur le fait de « laisser tranquilles ces gens qui sont les témoins d’un autre temps »sont contradictoires avec sa volonté naguère de les contacter. « Si c’était à refaire, je m’abstiendrais sans doute de poser le pied à nouveau sur l’île. »Mais aurait-elle aimé s’y installer un temps si on l’y avait conviée ? Aruna s’en sort par une pirouette : « Les hommes étaient tellement beaux que si j’étais restée là-bas un moment, je pense que je serais repartie enceinte. »

Bruno PhilipGoa (Inde), envoyé spécial