« Méditer, c’est se délester de cette insatiable quête d’un gain »

Propos recueillis par Claire Legros

Publié hier à 07h00, mis à jour hier à 15h56

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A méditer ! (4/6). Pour le philosophe Alexandre Jollien, la méditation ne doit pas être envisagée comme « une sorte d’orthopédie mentale », une « recette miracle pour se réconcilier avec ses imperfections ».

Alexandre Jollien est un philosophe et écrivain né à Savièse, en Suisse, en 1975. Après des études de lettres et de philosophie à l’université de Fribourg, il publie, en 1999, son premier livre, Eloge de la faiblesse (réédité chez Marabout, 2014), où il raconte comment la philosophie l’a aidé à vivre avec le handicap dont il souffre depuis la naissance. Avec Le Métier d’homme (Seuil, 2002) (préfacé par Michel Onfray), puis en 2010, Le Philosophe nu, il continue d’explorer les voies intérieures qui mènent à une plus grande liberté. En 2013, il part vivre trois ans en Corée du Sud pour approfondir sa recherche spirituelle, qu’il raconte dans Vivre sans pourquoi (Seuil, 2015). Depuis 2018, il publie une fois par mois une chronique dans « Le Monde des livres ».

Dans votre parcours, c’est d’abord la philosophie qui vous a conduit à écrire votre premier livre « Eloge de la faiblesse ». A quel moment avez-vous découvert la méditation ?

Je suis entré en philosophie un peu comme on rentrerait dans les ordres. Un jour, paumé, je suis tombé nez à nez avec une citation de Socrate qui, en substance, invitait à vivre meilleur plutôt qu’à vivre mieux. J’ai quitté la librairie où j’étais avec un projet, une vocation quasiment : il fallait sauver ma peau, donner du sens à mon existence de handicapé.

Pourtant, même après des années d’études, la lecture des grands textes n’a pas réussi à déraciner mon mal-être, mon insatisfaction coriace. J’ai donc été tenté de m’intéresser aux traditions d’Orient. J’ai essayé des retraites pour me donner les moyens de tordre le cou aux mille et un tiraillements qui me minaient. Ne voulant pas tourner le dos à la foi de mon enfance, je me suis inscrit à des sessions consacrées au zen et aux évangiles. J’ai aimé dans le zen la voie du silence, de l’apophatisme, cette ascèse rigoureuse qui, loin de tout concept, nous ramène au fond du fond. J’ai connu pour la première fois en l’espace d’un instant une paix profonde, inédite. Aujourd’hui, philosophie et méditation sont comme une respiration, deux mouvements essentiels de la vie. Entre les deux, je ne saurais choisir tant elles se nourrissent.

Vous êtes parti en Corée du Sud avec femme et enfants pour vous initier à la méditation zen. La méditation peut-elle s’apparenter à une fuite, à un refuge ?

J’ai foncé en Corée du Sud comme on accourt à l’hôpital pour se soigner. Il fallait trouver un remède à mes tourments. Je n’entrevoyais pas la possibilité de me débrouiller avec mon paquet de traumatismes et mes névroses, sans l’appui d’un maître, d’un guide expérimenté, d’un devancier qui me forme, me rééduque. Avec le recul, je me dis que je me suis mis en quête d’une sorte d’orthopédie mentale. Autant dire que, hanté par l’espoir d’un mieux, j’ai dégringolé de haut. Cet atterrissage forcé a été des plus salvateurs, des plus libérateurs.

Quelles ont été pour vous les leçons de ce voyage ?

J’ai peu à peu dû renoncer à trouver dans l’ascèse une sorte de baguette magique, une recette miracle pour apprendre à se réconcilier avec l’imperfection. La morale de ce périple tient peut-être dans une acceptation sobre et gaie : guérir de l’idée de guérir, de ne plus être ligoté à l’illusion qu’un jour j’aurais atteint l’autre rive. Sur ce chemin, Nietzsche, Maître Eckhart, Chögyam Trungpa m’ont peu à peu rapproché d’une spiritualité de la réconciliation, de la pacification. Ils m’ont aidé à dire adieu à mes velléités de lutte, de conquête. Nietzsche m’apaise considérablement lorsqu’il écrit dans son Zarathoustra : « Il faut encore porter du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse. »

Des sportifs pratiquent la méditation pour être plus concentrés pendant les compétitions, des chefs d’entreprise pour être plus efficaces. Existe-t-il un risque d’instrumentaliser la pratique pour répondre à une exigence de productivité ?

Il existe toujours un danger à instrumentaliser la pratique, à en faire un atout, une compétence, que ce soit pour briller, pour accroître son rendement, ou sa compétitivité, alors qu’il s’agit précisément de s’en extraire. Une ascèse qui serait déracinée du cœur, de la bienveillance, de l’altruisme, ne vaudrait pas une heure de peine. Un sniper qui méditerait serait sans doute encore plus efficace, moins parasité par les émotions, les doutes. En deviendrait-il plus humain ?

« UN INDIVIDUALISME FORCENÉ PEUT AUSSI RÉCUPÉRER LA MÉDITATION POUR EN FAIRE UNE MARCHANDISE, UN OBJET »

Il est indéniable que le bulldozer de la société de consommation détruit presque tout. Un individualisme forcené peut aussi récupérer la méditation pour en faire une marchandise, un objet. Si la méditation vire au narcissisme, si elle ne conduit pas au don de soi, elle ne remplit pas, du moins je le crois, sa vocation. Méditer, ce n’est pas ajouter une corde à son arc, mais se convertir en profondeur, oser un art de vivre, un rapport au monde, plus libre et généreux.

Je ne voudrais mettre personne sur la touche. Je crois simplement que si la méditation ne nous rend pas meilleurs, elle ne vaut pas le détour. Dans le même temps, il faut le répéter, toute pratique procède d’un acte gratuit, sans pourquoi. Méditer, c’est se délester de cette insatiable quête d’un gain, du profit.

Vous avez choisi de vous initier à la méditation zen auprès d’un moine chrétien. La pratique de la méditation est-elle différente selon que l’on est croyant ou pas ?

Méditer, c’est précisément tenter de se départir des étiquettes, dire adieu aux catégories mentales. L’essentiel, à mes yeux, repose dans la disposition intérieure, dans la douce résolution de se déprendre de soi et de se donner au monde.

Le danger existe de se réfugier dans une religion bien confortable et douillette, de faire du Très-haut une assurance-vie, un airbag géant. Le zen a ceci de radical qu’il décape et dézingue toute illusion. Pourquoi ne passerait-il pas aussi notre conception de Dieu au Kärcher, rejoignant ainsi des mystiques chrétiens ? Maître Eckhart ne prononçait-il pas cette extraordinaire prière : « Dieu, libérez-moi de Dieu » ?

Certains déplorent le risque de syncrétisme lié à la diffusion des pratiques de méditation. Qu’en pensez-vous ?

Oser un dialogue, s’ouvrir à une altérité, ce n’est assurément pas dégringoler dans une soupe, à condition de revenir aux sources, aux racines, à une pratique approfondie d’une tradition. Les autres religions viennent heureusement nous interroger sur notre identité. Qui suis-je ? Qu’est-ce qu’une tradition ? Comment réellement entrer en dialogue ?

« JE REGARDE PASSER LES PENSÉES EN TENTANT, SANS BUT NI ESPRIT DE PROFIT, LA NON-FIXATION. TOUT PASSE, LAISSONS DONC PASSER ! »

Il est urgent de créer des liens, des carrefours existentiels, au-delà des murs et des ghettos. Cela me plaît que le Bouddha et le Christ invitent tous les deux à la conversion, ce retour à soi qui s’incarne en un changement radical d’orientation. Sommairement, je dirais que le Bouddha me nourrit, qu’il m’apaise – et Dieu sait s’il y a du boulot – et que le Christ, son évangile, son message, me consolent. Et Nietzsche, enfin, vient décaper l’image d’un Dieu expert-comptable, culpabilisant, sévère et tyrannique, pervers en un mot, pour me conduire comme par la main vers ce redoutable amor fati.

Pour ma part, je ne saurais choisir un camp. Il est des valeurs qui transcendent la simple appartenance à une tradition. Ce patrimoine commun, universel, nous ouvre. Il nous aide à devenir de plus en plus ce que nous sommes, et à vivre meilleurs.

La méditation a-t-elle aussi renouvelé votre approche de la philosophie ?

Entrer en dialogue avec les traditions d’Orient, cette école du non-attachement, c’est être radicalement interrogé sur notre vision du monde et, peut-être, redécouvrir « nos penseurs maison » sous un nouveau jour. La lecture du Soutra du diamant fut dans mon parcours un formidable choc, une révélation. Un refrain jalonne ce texte sublime. qui pourrait se résumer ainsi :« Le Bouddha n’est pas le Bouddha, c’est pourquoi je l’appelle le Bouddha ». Il y a là une intuition pour le moins inouïe, une lumineuse invitation à décoller les étiquettes et à repérer toutes les projections que l’on plaque sur les êtres, les choses, le monde, pour les retrouver, les rejoindre dans leur réalité dynamique, en constante évolution. Voilà un exercice spirituel qui décoiffe : ne pas constamment tout ramener à nos vieilles catégories mentales. Ce petit texte est un coup de fouet philosophique qui peut, à lui seul, refaçonner notre rapport quotidien aux autres. « On ne se baigne jamais deux fois dans un même fleuve », disait aussi le bon Héraclite. Chaque instant est neuf, d’une nouveauté infinie.

Comment méditez-vous aujourd’hui et quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui souhaiterait aujourd’hui apprendre à méditer ?

Au fond, je pratique tous les jours, dans les grandes lignes, la méditation qu’un de mes enfants avait proposée lors de notre périple à Séoul, à savoir commencer par dédier le moment à tous les êtres vivants et particulièrement à ceux qui souffrent, puis prendre conscience de son corps, de cet instrument de l’éveil, de ce véhicule pour y trouver le silence, la paix et la joie. Je regarde aussi passer les pensées en tentant, sans but ni esprit de profit, la non-fixation. Tout passe, laissons donc passer !

Piètre pratiquant, je serais mal avisé de donner des conseils. Quelle prouesse de persévérer, de se maintenir à la hauteur des aspirations qui nous habitent ! Précisément, le défi est de s’y mettre, d’inscrire le quotidien dans une dynamique et de pratiquer chaque jour cinq, dix, vingt minutes, une heure… Consolider sa pratique, se livrer à l’ascèse, c’est partager ses hauts et ses bas, ses difficultés, faire route ensemble, avec des compagnons, en communauté. Il est aussi des lectures qui nous requinquent, nous portent, qui sont de véritables carburants. A mon chevet, Chögyam Trungpa, Nietzsche, Maître Eckhart, Spinoza, Swâmi Prajnanpad et tant d’autres me prêtent sans cesse main-forte. Sacrée ressource pour s’extraire des psychodrames qui nous plombent !

Enfin et surtout, il s’agit de se tourner vers l’autre et d’inscrire notre pratique dans la solidarité. Nous sommes tous des coéquipiers embarqués sur le même bateau. Dans Humain trop humain, Nietzsche propose que chaque jour, au réveil, on se demande qui l’on peut aider. Salutaire conseil !

« Le Monde » organise, dans le cadre du Monde Festival, une séance d’initiation à la méditation collective guidée par le philosophe et écrivain Fabrice Midal et la violoniste Anna Gockël, suivie d’un débat. La conférence se tiendra dimanche 6 octobre 2019 de 11 h 30 à 13 heures, à l’Opéra Bastille (amphithéâtre).

« A méditer ! », une série en six épisodes

Rendez-vous au Monde Festival 2019 sur le thème « Imagine » !

La rédaction du Monde vous propose, du 4 au 6 octobre à Paris, une sélection de débats, spectacles et rencontres avec une centaine de personnalités, dont l’auteure féministe des Monologues du VaginEve Ensler, l’écrivain Russell Banks, l’essayiste Belinda Cannone , l’économiste Laurence Boone, l’humoriste Fary… Avec une trentaine de débats en lien avec l’actualité (« Poutine l’ingérent », « Indignés de tous pays ! » …) ou sur des sujets de société : « Demain, quelle viande mangerons-nous ? »ou « Drag, voguing, le queer sur le devant de la scène »…

Sans oublier la « Nuit de l’imaginaire », la séance de danse participative à l’Opéra Bastille, le « faux procès » présidé par Renaud Van Ruymbeke, et la séance de méditation collective animée par le philosophe Fabrice Midal et la violoniste Anna Göckel .

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