Dennis Meadows : « Il faut mettre fin à la croissance incontrôlée, le cancer de la société »

    Dans un entretien au « Monde », le physicien, coauteur il y a  cinquante ans du rapport du Club de Rome « Les Limites à la  croissance », estime que l’impératif est aujourd’hui de changer « les  valeurs et les objectifs » des sociétés contemporaines, qui courent à  leur perte.

      Propos recueillis par Audrey Garric     

Publié le 08 avril 2022 à 02h03 – Mis à jour le 08 avril 2022 à 11h06

  Temps de Lecture 8 min.

YANN LEGENDRE

C’est  un texte qui a fait date. En 1972, répondant à une commande du Club de  Rome, un think tank basé en Suisse, des chercheurs du Massachusetts  Institute of Technology (MIT) publiaient The Limits to Growth,  un rapport montrant que la croissance économique ne pouvait se  poursuivre indéfiniment dans un monde aux ressources finies. Il  prévoyait que la population et la production industrielle et de  nourriture finiraient par ralentir puis reculer, contraintes par les  limites de la planète – disparition des ressources naturelles et  capacité limitée de la Terre à absorber les émissions.

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L’un de ses coauteurs, le physicien américain Dennis Meadows, 79 ans, a répondu aux questions du Monde,  à l’occasion du cinquantième anniversaire du rapport, et de la  publication d’une nouvelle version de ce best-seller, le 3 mars, Les Limites à la croissance (dans un monde fini), aux éditions Rue de l’Echiquier (488 pages, 14,90 euros).

Quel bilan tirez-vous, cinquante ans après la publication du rapport de 1972 ?

Notre  empreinte écologique est trop élevée : nous consommons plus de  ressources que la Terre ne peut en régénérer, qu’il s’agisse de  combustibles fossiles, de sols fertiles, d’eau propre, etc. En 1972,  nous avions encore une chance de ralentir ce processus, et de garder la  démographie et la consommation à des niveaux soutenables. L’une de nos  principales conclusions était que plus nous agissions tôt, meilleurs  seraient les résultats. Mais pendant cinquante ans, nous n’avons pas  agi. Nous sommes donc au-delà de la capacité de la Terre à nous  soutenir, de sorte que le déclin de notre civilisation à forte intensité  énergétique et matérielle est inévitable. Le niveau de vie moyen va  baisser, la mortalité va augmenter ou la natalité être réduite et les  ressources diminueront.

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La  plupart des gens pensent que l’épuisement des ressources ne nous  affecte que lorsqu’il n’y a plus rien dans le sol. C’est plus complexe  que cela. Les limites à la croissance sont liées au fait que,  progressivement, le coût des ressources devient si élevé que nous ne  pouvons plus nous permettre de les utiliser en si grandes quantités.  Nous sommes actuellement dans cette situation où, par exemple, le prix  du pétrole devient trop cher pour les consommateurs.

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L’un de vos scénarios prévoyait que la croissance s’arrêterait autour de 2020. Est-ce vraiment ce que l’on observe maintenant ?

Cette  possibilité est en train de se réaliser : les ressources sont de plus  en plus chères, la demande est de plus en plus importante, de même que  la pollution. La question est désormais de savoir non pas si mais  comment la croissance va s’arrêter. Ce que nous voyons, c’est que la  population diminue maintenant dans certains pays, au Japon, en Russie et  bientôt en Chine. Bien sûr, le PIB continue de croître, mais ce n’est  pas un bon indicateur du bien-être humain, car il augmente avec les  activités néfastes telles que la réparation des dégâts de la guerre en  Ukraine.

Le PIB augmente,  mais ses composantes changent. Il s’agit de plus en plus de réparer les  dommages environnementaux ou de remplacer les services gratuits que nous  obtenions de la Terre, comme extraire l’eau du sol et la boire sans la  dépolluer. Avant, les gens s’attendaient à avoir une vie meilleure que  celle de leurs parents, maintenant ils pensent que leurs enfants seront  moins bien lotis parce que la société ne produit plus de véritables  richesses.

Le dépassement des limites va-t-il forcément se traduire par un effondrement ?

Imaginez  une voiture qui roule vers un mur. Elle peut s’arrêter de deux façons,  soit en freinant, soit en heurtant le mur. Lors de la réédition de notre  ouvrage, en 2004, il était encore possible de ralentir par une action  humaine. Maintenant, je pense que c’est trop tard. Il n’y a aucune  possibilité de maintenir la consommation d’énergie aux niveaux actuels  ni de ramener la planète dans ses limites. Cela signifie-t-il  l’effondrement ? Si vous allez aujourd’hui en Haïti, au Soudan du Sud,  au Yémen ou en Afghanistan, vous pourriez conclure qu’il a en fait déjà  commencé. Il y a eu tellement de civilisations, les Phéniciens, les  Romains, les Mongols et, plus récemment, les Américains. Elles se  développent et puis c’est leur fin. C’est notre condition humaine.

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Faut-il donc abandonner l’objectif de développement durable ou de croissance verte ?

Le  développement durable n’est plus possible. Le terme de croissance verte  est utilisé par les industriels pour continuer leurs activités à  l’identique. Ils ne modifient pas leurs politiques mais changent de  slogan. C’est un oxymore. Nous ne pouvons pas avoir de croissance  physique sans entraîner des dégâts à la planète. Les pays pauvres en ont  toujours un peu besoin, mais les riches doivent passer à un  développement qualitatif – améliorer l’équité, la santé, l’éducation,  l’environnement.

Pourquoi les gouvernements et les populations ne réagissent-ils pas ?

Il  y a plusieurs raisons. D’abord, parce qu’en raison de l’évolution  génétique depuis des centaines de milliers d’années nous ne sommes pas  faits pour penser sur le long terme, mais sur le court terme : comment  survivre face aux animaux sauvages. Ensuite, en raison de notre égoïsme.  Beaucoup de gens tirent de l’argent et du pouvoir à court terme grâce à  la croissance, donc résistent au fait de la ralentir. Enfin, notre  système politique ne récompense pas les politiciens qui auraient le  courage de faire des sacrifices maintenant pour obtenir des bénéfices  plus tard. Ils risquent de ne pas être réélus.

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L’autre  élément majeur, c’est que la promesse de croissance infinie est devenue  la base du consensus politique. Quand tout le monde comprendra que la  croissance ne peut pas continuer ainsi, les changements nécessaires  seront impossibles car ceux qui s’attendent à obtenir moins y feront  obstacle.

Y a-t-il un système de gouvernance qui puisse réaliser les changements nécessaires ?

Actuellement,  tous les systèmes politiques – démocraties, dictatures, anarchies –  échouent à résoudre les problèmes de long terme, comme le changement  climatique, la hausse de la pollution ou des inégalités. Ils ne le  peuvent pas, à moins qu’il y ait un changement dans les perceptions et  valeurs personnelles. Si les gens se souciaient vraiment les uns des  autres, des impacts sur le long terme et dans des endroits éloignés  d’eux-mêmes, alors n’importe quelle forme de gouvernement pourrait créer  un avenir meilleur.

Dans votre nouvelle préface, vous écrivez anticiper des « changements politiques d’ampleur considérable ». Lesquels ?

Le  changement climatique, l’épuisement des combustibles fossiles ou encore  la pollution de l’eau vont entraîner des désordres, des chocs, des  désastres et catastrophes. Or si les gens doivent choisir entre l’ordre  et la liberté, ils abandonnent la seconde pour le premier. Je pense que  nous allons assister à une dérive vers des formes de gouvernement  autoritaires ou dictatoriales. Actuellement déjà, l’influence ou la  prévalence de la démocratie diminue et dans les pays dits démocratiques  comme les Etats-Unis, la vraie liberté diminue.

Les solutions technologiques peuvent-elles nous aider ?

Même  en étant un technologue, et en ayant été un professeur d’ingénierie  pendant quarante ans, je suis sceptique. Le problème ne vient pas de la  technologie, mais de nos objectifs et valeurs. Si les objectifs  implicites d’une société sont d’exploiter la nature, d’enrichir les  élites et de faire fi du long terme, alors elle développera des  technologies dans ce sens. Nous n’avons pas besoin de nouvelles  technologies agricoles pour réduire la faim dans le monde. Nous devons  simplement mieux redistribuer la nourriture que nous produisons. Les  technologies ont par ailleurs un coût (en énergie, argent, etc.) et  viendra un moment où il sera trop élevé.

Pour sortir des énergies fossiles, vous défendez l’efficacité énergétique et le développement des renouvelables, mais pas celui du nucléaire. Pourquoi ?

Le nucléaire  est une idée terrible. A court terme, car il y a un risque d’accident  catastrophique : puisqu’on ne peut pas éviter à 100 % les erreurs  humaines, on ne devrait pas prendre un tel pari. A long terme, car nous  allons laisser les générations futures gérer le problème des déchets  pendant des milliers d’années. L’énergie renouvelable est formidable,  mais il n’y a aucune chance qu’elle nous procure autant d’énergie que ce  que nous obtenons actuellement des fossiles. Il n’y a pas de solution  sans une réduction drastique de nos besoins en énergie.

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Aujourd’hui, à la place du développement durable, vous défendez un objectif de résilience à l’échelle locale. De quoi s’agit-il ?

C’est  la capacité à absorber les chocs et continuer à vivre, sans cesser de  pourvoir aux besoins essentiels en matière de nourriture, de logement,  de santé ou de travail. C’est la capacité de récupération d’une ville  après un tremblement de terre, d’une forêt après un incendie. On peut le  faire par soi-même, contrairement à la durabilité : on ne peut pas  adopter un mode de vie durable dans un monde non durable. A l’inverse, à  chaque fois que quelqu’un est plus résilient, le système le devient  davantage. Il faut maintenant l’appliquer à chaque niveau, mondial,  régional, communautaire, familial et personnel.

Comment éviter les caricatures d’un retour à la bougie ou à l’âge de pierre ?

Je  pense que les problèmes entraînés par l’absence de résilience le feront  pour nous. Avec la guerre en Ukraine, de nombreux pays prennent  soudainement conscience qu’il serait souhaitable d’être plus résilients  dans l’utilisation de l’énergie ou de la production alimentaire. Nous  devrions aussi éviter le terme de décroissance, car il est  principalement négatif – il met l’accent sur tous les problèmes de la  croissance. Or nous savons que, pour réussir politiquement, il faut être  pour quelque chose. Il faut donc trouver une image positive d’une  société sans croissance : par exemple, le fait d’accéder à plus de  bonheur ou à une meilleure santé.

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En 1972, votre rapport effleurait le changement climatique. Comment la connaissance actuelle a-t-elle fait évoluer vos travaux ?

Le  changement climatique, de même que l’extinction des espèces ou  l’augmentation des déchets plastiques, que l’on qualifie de problèmes,  sont en fait des symptômes. La limitation du changement climatique est  utile, mais revient à donner une aspirine à quelqu’un atteint d’un  cancer. Cela l’aidera seulement à se sentir mieux temporairement. Il  faut mettre fin à la croissance incontrôlée, le cancer de la société.

Gardez-vous de l’espoir ?

Pas  pour cette civilisation intensive en énergie et en matériaux. Elle va  disparaître et devenir quelque chose de différent. Chacun d’entre nous  peut encore espérer améliorer les choses pour lui-même, mais pas pour la  société globale. Les jeunes peuvent manifester autant qu’ils le veulent  pour le climat, cela ne fera pas baisser le CO2 et n’empêchera pas la mer de monter. Mais peut-être que cela aidera la société à mieux s’adapter aux changements.

Audrey Garric